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Blog d'Ivan Sigg

Blog d'Ivan Sigg

Carnet quotidien d'un Artiste Peintre Romancier,performeur en peinture digitale animée, consultant en innovation et créativité


Ramadan

Publié par Ivan Sigg sur 30 Septembre 2008, 16:51pm

Catégories : #instants de vie

    Tout en conduisant, H. me raconte : « C’est ma banlieue, toute mon enfance. Sur cette terre, hier , à la place des tours de la Défense, y avait des arbres fruitiers partout, maintenant y a que du tertiaire. On jouait sur les voies de chemin de fer, y avait du coke à la place du ballast, les gens des bidonvilles le ramassait pour se chauffer. Là, c’est ma fac avec la plus grande bibliothèque universitaire d’Europe, enfin, à l’époque. Tu vois, le bidonville de mes parents commençait là. Je viens tous les jours ici pendant le Ramadan. Y a une de mes filles qui habite là avec sa mère, y a mes frères et sœurs et puis y a ma mère.
    Là, c’est le théâtre où les gens des cités ne vont pas, ou très peu, et là c’est le parc où la nuit tu prends des risques à traverser si t’es pas du coin. Chaque soir de Ramadan — c'est l’usage depuis quelques années — on invite un ami à la maison. Je ne l’avais pas encore fait cette année, alors j’ai dit à ma mère «  ce soir je viens avec Ivan ». Là, c’est mon école primaire et là le nouveau collège du coin adossé à la prison. Mes amis d’enfance sont soit morts (coktail drogue-Sida), soit dealers, soit font un petit boulot au smic. Tu sais, je ressemble à un  rescapé. On nous saoulait dans ma jeunesse, en parlant d’une "génération cul entre deux chaises" partagés qu'on était entre deux cultures. Je n’ai jamais eu cette impression, mais depuis que j’ai traversé le périph, que j'habite à Paris et que j’ai un job rémunérateur, oui je me sens vraiment le cul entre deux chaises ! Imagine : fils d’émigré, fils de pauvre, fier de cette banlieue et à la fois complètement étranger, bobo-intello-parigo qui voyage, qui va à la découverte du monde et qui vit confortablement ! Et de ça aussi je suis fier.

    Ça c’est l’hôpital, et voilà la barre où habite  ma mère. Dans l’immeuble, il  y a 300 logements. À huit par logement, ça fait 2400 personnes. On se connaît tous ! Les familles d’ouvriers sont devenues des familles de retraités et de chomeurs, ou encore de travailleurs de l’ombre; ombres qui partent à l’aube vers la Défense pour faire le ménage dans les tours ou sur les chantiers; ombres qui dealent, avec certaines familles qui ne tiennent que grâce à ça. Tu vois le groupe de jeunes là-bas c’est la vente au détail (le shit). Et là-bas, les costauds, c’est la vente en gros (les drogues dures). Les flics ? Ils se planquent là-bas, toujours au même endroit, à la sortie de la cité, pour fouiller les caisses des parisiens qui viennent faire leurs courses. Font chier !
    Viens on prend l’escalier, l’ascenseur a des états d’âme. Regarde, c’est grand ouvert ici, je te fais les présentations :
— Maman voilà Ivan, le peintre dont je t’ai parlé. Voilà ma mère, tous les soirs elle fait à manger pour dix, sans savoir combien on sera.
—  Salam Halekum.
—  Bonsoir madame.
Voilà mon père (photo du défunt en noir et blanc coloré).
Voilà mon neveu.
—  Hé alors le foot, tu joues Dimanche ?
— Nan, je fais une pose pendant le ramadan ils sont trop mauvais !
—  Et ta seconde ?
—  Ca va pour un redoublant.
—  T’as fait quoi aujourd’hui ?
—  La démocratie athénienne avec les citoyens tirés au sort pour la Boulée. J’aime ça.
Voilà mon frère qui fait l’entrepreneur, mais ses rêves sont au Brésil, et voilà son pote qu’il a sauvé de la rue et qui le suit comme son ombre. T’as vu son panard, il a perdu ses doigts de pied récemment.
—  Hé, tu veux des tongues ou un coupe-ongle pour ton anniversaire ?
—  Vu la corne y faudrait une tronçonneuse, ha ha ha ! Attends, j’ai un truc à faire…
—  Tu vas quand même pas te piquer à table devant nous !?
—  Arrête, c’est mon insuline pour le diabète ! Putain avec tes conneries, j’ai fait tomber la seringue, elle s’est cassée net !
Voilà mon grand frère (djellaba grise, joues creuses et lunettes puissantes ) qui bosse à l’entretien d’un collège.
Voilà ma belle sœur qui est malade.
Voilà ma sœur qui travaille à l’office de tourisme, son mari n'est pas là car il est bodyguard.
—  M’en parle pas il a pris un sens interdit aujourd’hui et il s’est fait allumer par les flics ! Heureusement qu’il transportait un people, ça lui a coûté que 22€ !
Et lui c’était un ami de mon père, il est seul, ça va pas fort et c’est bien qu’il vienne.
—  Salam halekum.
 
    Je me sens bien au milieu de ces douze personnages qui s’aiment et se charrient à tour de bras. Je me sens accueilli, à l'aise avec eux. La parole est libre, ça fuse, ça va très très vite. 19h50, le soleil compatissant se couche brusquement, Radio Orient casse le ramadan et le départ est donné ! La maman aux beaux yeux rieurs nous remplit la panse à tours de louche, de chorba au poulet et de morceaux de pain de semoule. Le bol avalé, la tribu en manque depuis l’aube, file au salon (le canapé à côté de la table) avaler café-clope sur café-clope. Resté seul à table avec le neveu, et l’amputé des doigts de pied, on me sert une part musclée de tagine tunisien (cake aux petits pois), puis une montagne de morceaux de boeufs et de choux épicés, puis de brillantes briques triangulaires à la viande, puis des cigares à la crevette, puis la méchouia séduisante et torride, puis des grains de raisins dodus et j’en oublie... Quand la mère estime que j’ai suffisamment honoré son festin elle me fait signe de venir les rejoindre pour le thé à la menthe devant la pyramide de pâtisseries au miel. Vers 21h00, ils se lèvent tous, certains vont  à la mosquée faire la dernière prière du soir, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.
—  Vous revenez demain pour le couscous ? me fait la mère avec chaleur. Un peintre en bâtiment ça a besoin de prendre des forces !
—  Maman il peint des toiles pas des murs !
—  Wouahou !
C’est l’éclat de rire général devant la méprise, on me voyait sur un échafaudage. Tous les frères et sœurs se gondolent.
    H. me raccompagne chez moi, sourire en coin. J’ai le ventre qui va éclater. J’ouvre ma ceinture pour pouvoir respirer. Belle soirée, mais digestion nocturne difficile. Diagnostique : overdose de chorba. La ramadan c’est un sport.
(H. a relu, complété et — à mon grand plaisir — accepté que je publie ce texte)
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