Mana : Jean-Pierre Vernan parle de la démocratie Athénienne où - à part les enfants, les femmes, les vieillards et les esclaves ! - les hommes étaient égaux en droits et devoirs.
Ivan : Ce qui est passionnant dans cette démocratie Athénienne c’est le tirage au sort dans l’assemblée de la Boulée, autrement dit, j’accepte d’être gouverné si je peux à mon tour gouverner. Comme les jurés d’assises, les citoyens ne devraient-ils pas être tirés au sort pour gouverner ? L’intelligence est de l’ordre de l’observation et de l’écoute, non du savoir, de l’expérience politique, de la culture ou du conditionnement.
Mana : Je partage ta philosophie de « l’attention totale » et du « vivre l’instant présent ». C’est pourquoi je ne milite plus dans un syndicat ou un parti, je n’interviens plus dans la vie collective et je ne m’occupe plus que de moi. Mais comment fais-tu pour nourrir tes enfants, pour payer le ravalement de ta façade, pour améliorer l’école et rendre le monde plus juste ?
Ivan : Changer le monde est-ce que cela ne commence pas par soi-même ? Je suis, nous sommes, le résultat de milliers d’années d’évolution de l’espèce humaine. Je suis (tu es) donc le monde. Si je change, le monde change. « Connais-toi toi-même » disait Socrate, il y a 2500 ans. Seule l’attention lucide (sans volonté de changer le monde) m’éveille à moi-même et au monde.
Mana : Mais ça ne me dit pas ce que tu fais ! Tu descends dans la rue ? Cela fait 50 ans que je fais des manifs, je ne suis plus très sûr que ce type d’action change quoi que ce soit ! C'est comme lire de la philo : Nietzsche, Schopenhauer, Hegel, Platon… ça change quoi ?
Isa : Moi, je sais penser à mon échelle, je comprends ce que je fais avec mes patients au quotidien, dans mon cabinet, mais dès qu’il s’agit d’une échelle globale, du niveau politique, j’ai l’impression de ne plus savoir penser, de ne pas avoir les outils pour réfléchir et agir.
Ivan : Permets-moi de préciser quelque chose. Il me semble que si tu comprends ce que tu fais avec tes patients « à ton échelle », c’est parce que tu es attentive, à l’écoute, humble et sans jugement. Tu n’as pas la volonté de les changer, tu ne ré-agis pas, tu es en contact avec « ce qui est » et, « ce qui est » (le fait), c’est la relation avec ton patient qui est neuve d’instant en instant. Tu écoutes tes pensées et celles du patient dans leur contexte présent, sans les juger ni les rejeter. Cette attention totale tu peux aussi l’appeler amour sans attente, intelligence ou rayonnement.
L’échelle politique, par contre, est déconnectée des faits, c’est une projection de la pensée qui est elle-même une réaction de la mémoire. Nous pensons le politique, le général, à partir de notre conditionnement, de notre savoir (toujours limité) et des infos que nous recevons (toujours incomplètes), d’où l’incompréhension, le sentiment d’inqualification, les jugements, les opinions contraires, les avis divergents, tous projections de la pensée qui divisent et rendent le monde (nos rapports) toujours plus confus.
Mana : Ca ne me dit pas ce que tu fais !
Ivan : Je ne « fais rien » au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire que je ne ré-agis pas, je ne lutte pas, je ne résiste pas, je n’entre pas dans un rapport de forces et, non, je ne descends pas dans la rue pour manifester ou défendre des idées (ce que j’ai longtemps fait par conditionnement). Cela ne veut pas dire que j’accepte, subis ou m’isole, c’est même le contraire. Par contre, par ma créativité, mon attention et ma liberté, je m’affranchis de toute autorité, celle du pouvoir, celles des partis et des mouvements et celle de mon conditionnement. Pour te répondre, j’essaie de prendre conscience de ce que je suis dans mon rapport aux autres, sans jugement, ni identification, ni volonté de changement intérieur ou extérieur. De même j’essaie de prendre conscience du monde qui m’entoure avec tous mes sens, non à travers les livres, la télé ou une idéologie.
Rayonner comme le soleil ou la fleur, est-ce possible ? C’est-à-dire, comment partager humblement et joyeusement cette conscience intérieure et extérieure avec tous ceux qui sont prêts à écouter sans accepter ni rejeter ? Le soleil et la fleur n’ont ni volonté de devenir quelque chose, ni désir d’accumuler, ni désir de pouvoir, ni désir de changer l’autre ; ils sont sans attente, sans but, ils rayonnent sans discrimination, nous « éclairent » et nous émerveillent...
Mana : Admettons que tu sois une fleur, ha ha, si tu veux nourrir tes enfants, changer l’école ou les conditions de vie, il faut bien de la volonté. Ce sont des buts positifs et il faut du temps et des efforts pour y arriver.
Ivan : Ce que je vois c’est que dès qu’il y a effort, volonté et but, je ne suis plus dans l’être mais dans le devenir, c’est à dire dans la pensée et la notion de temps ; Il y a alors un fossé entre « ce que je suis » et « ce que je voudrais être ». Dès qu’il y a pensée, il y mesure, comparaison, temps, déconnexion du réel, et aussitôt il y a conflit intérieur. Chacun imagine le monde selon son conditionnement et aussitôt les divisions et les divergences apparaissent. Ici je ne parle pas de buts physiques ou techniques mais de buts psychologiques. Bien sûr le partage des richesses (produites et naturelles) est nécessaire, que chacun ait un toit, des vêtements, à manger et libre accès à l’éducation, ça, ce sont des buts physiques très simple à voir et à mettre en place (échelle des salaires de 1 à 7 de 2000 À 14000 € par exemple, taxation des profits financiers,…). Mais le changement des conditions de vie a-t-il jamais changé la psychologie humaine (c’est-à-dire notre processus de pensée) ? Toutes les révolutions ont proposé de changer les conditions de vie et se sont donné des buts physiques, quantifiables. Jamais il n’y a eu de révolution psychologique (même si certains sages en ont énoncé la possibilité). Changer l’homme c’est changer de processus de pensée, c’est s’affranchir non du savoir technique mais du savoir psychologique (de l’expérience, du passé, du temps psychologique), c’est voir et comprendre la nature du désir dans nos rapports.
Mana : Je ne suis pas sûr de comprendre . Quand un pays fait la guerre à un autre pays pour lui prendre son pétrole comme les USA, c’est bien un but concret, physique ?
Ivan : En apparence le but c’est le pétrole. Mais désirer ce qu’à l’autre et lui prendre par la force c’est le résultat de l’évolution de mon vieux cerveau (sur plusieurs millénaires) qui pilote ma sécurité corporelle en mesurant ce que je vois et en le comparant avec ce que je sais ; en mesurant ce que j’ai et en le comparant avec ce qu’a mon voisin. Le neo cortex se calque hélas sur ce fonctionnement et nous empêche de voir "ce qui est" alors qu’il a la merveilleuse capacité de s’affranchir de la mémoire pour percevoir le réel. Le problème des responsables du pays agressif dont tu parles (problème qui est celui de chacun de nous à des degrés divers), c’est leur désir de conquérir ce qui leur manque pour contrôler l’inconnue permanente du présent qui surgit… terrible absence d’attention aux autres et au monde qui les détruit, ainsi que la planète et nous avec. L'accumulation détruit, seul le silence et le vide (intérieur et extérieur) permettent de créer.