J'essaie ici de rapporter un résumé de ses propos. Qu'il m'excuse si je ne suis pas toujours fidèle à ses mots, je crois que le sens y est.
Bruno :Qu’est-ce qu’ils foutent les quatre qui manquent ?
M : Je ne suis pas sûre que la visite me plaise alors je vous quitterai peut-être en route...
Bruno : Attention, je ne suis pas un dieu. Avec une phrase comme ça vous pouvez fragiliser le comédien qui va monter en scène. J’étais comédien avant de faire ces visites. L’instant juste avant la visite, on est très vulnérable.
Notre thème « regard sur le vieil art », c'est un jeu de mots, fait suite à ma conférence « regard sur le vieux Paris ». Le rythme est essentiel dans mes visites. Je vais vite. On ne s’appesantit pas, c’est comme une dégustation de vin, je veux vous faire découvrir le petit goût de la cerise mais pas vous saouler.
Ma question c'est : qu’est-ce que je suis sensé voir et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce qu’on voit et qu’est-ce que je m’autorise à voir ?
Exemple, regardez cet homme là-bas couché dans sa vitrine. De loin il a l’air de faire quoi ? des abdos ! De près il est bleu et bien mort et l’on comprend que ce christ (sculpture en bois polychrome du moyen-âge) était sur une croix, mais qu’ici on l’a allongée sans sa croix. Il y a le contexte du regard et le contexte de l’artiste qui crée l’œuvre. Laissons lui ce contexte.
Regardez cet homme tout en haut de l’escalier on dirait qu’il joue au base ball. Son mouvement est amplifié par la volée de marches et par la voûte de la salle là-haut. Maintenant nous sommes proches et nous découvrons Hercule terrassant l’Hydre. Mon but n’est pas de vous expliquer les œuvres mais de vous aider à les voir. Voici un loup (masque sur tige distribué à tout le monde), c’est un RASEC, une invention déposée ou sorte de laser manuel pour concentrer le regard, hé hé.
Voici l’ « Esclave mourant » de Michel Ange qui est extrait de huit sculptures qui devaient entourer le tombeau de Jules II mais le chantier avait été interrompu. . C’est un homme nu qui se caresse. Si c’est ça la mort c’est très excitant, non ? Regardez le petit singe en marbre brut taillé dans le bloc à ses pieds. Est-ce que l’art singe la vie ? Regardez, l’esclave n’a pas de fesses. Est-ce que vous êtes entrain de déployer ce qui vous manque ? Qu’est-ce que l’inachevé ? Pourquoi ré-établir le triangle artiste/œuvre/spectateur ? C’est le Louvre qui a pris la décision de nous laisser voir l’arrière inachevé de cette œuvre en nous permettant de tourner autour.
« La liberté guidant le peuple » Delacroix 1830
Le haut du tableau tapisse notre mémoire. On ne retient que cette jeune femme forte, le drapeau français et Gavroche. Notre mémoire ne garde que l’idéal , les aspects positifs de la révolution. En bas, par contre, c’est la mort. Cette partie échappe à notre regard. Voyez le mort à gauche qui est quasi nu. Il est obscène. On voit les poils de son sexe.
« La mort de Sardanapal » Delacroix (qui reprend le récit de Byron)
Une maitresse est en train d’être poignardée. De quelle couleur est sa raie des fesses ? Vous avez vu ses énormes fesses ? De face, cette fille est plantureuse et elle amplit le tableau. Sardanapal a le regard dans le vide. Déplaçons nous de cinq mètres sur la droite et voyez la déformation qui se produit : son corps et ses fesses sont devenues parfaites. Déplaçons nous à cinq mètres sur la gauche, le lit se casse la gueule et dans cinq minutes Sardanapal va glisser jusque dans les bras de sa belle maîtresse. Il s’agissait d’un massacre mais nous assistons à une torride scène de désir.
« Le radeau de la méduse » Géricault
Le bitume dans les ombres attaque la toile. Géricault a fait descendre le tableau pour que le spectateur éprouve le sort des naufragés. De face, tous ces corps nous accablent. (Moi : Le cadrage fait que l’on est presque avec eux sur le radeau). Tout est statique, plombé, ils ne s’en sortiront pas. Plaçons nous à 7 mètres sur la gauche et voyez l’écume qui bouillonne dans le coin gauche et le radeau qui avance maintenant vers le petit navire au loin, ils vont être sauvés !
« La femme adultère » Lotto
Elle est en vert, c’est la couleur des fous (et du diable). Regardez les têtes hideuses des hommes qui l’entourent, si Jésus n’est pas là elle finit en steack ! Si vous petit-déjeunez devant cette toile vous avez toutes les chances de vomir ! (Moi : le soldat caché sur la gauche brandit dans son poing un manche en bois tout en dévoilant les fesses de la femme!)
Exposition Picasso/Delacroix
Voilà une idée généreuse où l’on comprend le lien entre « Les femmes d’Alger » de Delacroix et les recherches de Picasso. En comparaison, l’expo du Grand Palais « Picasso et ses maitres » était une idée mercantile, un grand foutoir incompréhensible, une vraie overdose.
« Roger délivrant angélique » Ingres
Personne ne voit se tableau car tout le monde fonce pour aller voir « l’odalisque » derrière le mur. Roger fait stagiaire vendeur chez Darty. Il est monté sur un hippogriffe (cheval + aigle). Angélique est éclairée par la lune. Non ce n’est pas un goitre, ce génie du dessin sait peindre une gorge mais il l’exagère pour l’offrir.
"L'odalisque" Ingres est donc au dos de ce mur. Une flèche de tissu bleu indique ce pied droit désirable. Prenons douze mètres de recul, on comprend alors le lien entre les courbes de la femme et les courbes du rideau. Moi : Je vois un singe dans le plumeau qui est devant ses fesses. B : j’y vois un hibou. I : les deux yeux des plumes de paon disent regardez, ici c’est la partie intéressante; sur le dessus de la cuisse sa main tient le manche du plumeau dressé et son regard me dit "c’est ça que je désire"
« L’enlèvement de psyché » Prudhon
De loin Elle paraît très légère. De près elle est beaucoup plus pesante. A quinze mètres sur la gauche ce tableau paraît abstrait, Psyché n’est plus qu’un éclair blanc sur fond noir. On dirait qu’elle va dire au jeune Amour « dis t’as pas un grand frère ? »
« Les Sabines arrêtant le combat » David
C’est le père se battant contre le mari (Moi : le père a un grand fourreau entre les jambes et le mari rien !). Hercinie les sépare. Cinq femmes font de la techtonique avec leurs bras (regardez comment elles se détachent quand vous mettez le masque !). Observez tous les échos graphiques, tous les liens entre les bras, les jambes et les membres des chevaux. En bas à droite, il y a même un pied en trop. David s’amuse.
La vierge et l’enfant Barnaba da Modena Icône (13ème siècle)
B :Tous ces courbes dorées sur fond bleu on dirait un maillage numérique. Il ne faut pas hésiter à prendre de la liberté par rapport au contexte de production des œuvres.
Moi : Un cartographe dirait que ce sont comme des courbes de niveau, mais est-ce que ça l’aiderait à comprendre ce qu’il voit ?
M : vous, Bruno, vous aimez la peinture moderne !
B : J’essaie de vous rendre moderne Madi. L’art fait peur. On se rassure avec un éclair au chocolat, pas avec l’art.
Moi : Peut on laisser tomber les courbes de niveau et le maillage numérique pour voir, c’est à dire peut-on s’affranchir de toutes nos connaissances pour enfin voir l’œuvre, ici et maintenant ?
B : il n’est pas possible de voir sans connaissances, sans ce que je sais, sans ce que je suis.
« La bataille de San Romano » Paolo Ucello début XVème
Pour 1/4 une forêt de jambes de chevaux
Pour 1/4 des postérieurs de chevaux avec des médailles dorées
Pour 1/4 des armures de soldats
Pour 1/4 une forêt de lances
Regardez la décomposition du mouvement des chevaux de droite à gauche. Le « grand nu descendant l’escalier » de Duchamp fut inspiré par le mouvement des lances dans la partie gauche de la bataille. Une grande œuvre dépasse toujours son sujet.
« La vierge et l’enfant en majesté » Cimabue
Grande icône figée. Les ailes forment des coques en vieux régimes de bananes. Les dégradés de couleur dans les plumes (Moi : on dirait de la sérigraphie japonaise contemporaine) créent des pleins et des vides et cette peinture plate sans perspective (inconnue à l’époque) est en fait pleine de relief. Les nez ont le numéro de série B17, regardez ce sont tous les mêmes ! Pareil pour les yeux et les bouches ! Observez les plis de la robe de jésus qui sont exactement les mêmes que ceux de la vierge. (Moi : le cubisme à facettes et l’abstraction sont présents dans cette robe bleue)
Fin de la visite
Mon avis : J'ai trouvé cette visite intéressante, drôle, théâtrale et iconoclaste. Cependant pour moi qui me pose la question de VOIR Sans SAVOIR, j'ai trouvé la visite trop rapide et trop riche d'une part; d'autre part, Bruno ne me laissait pas voir puisqu'il me montrait COMMENT voir, et voyait finalement à ma place. Dans cette configuration particulière de visite, il n'y a pas eu mutualisation des regards et le groupe s'est séparé à la fin sans qu'une expérience collective neuve ait pu surgir.
Bruno de Baecque me répond :
Ivan, je me disais bien aussi, toutes ces notes ! J’aime bien le ton de tes notes.
Quant à ta critique finale : je te montre comment regarder et ne te laisse pas assez regarder... Putain t’y vas fort (rire)
Mais je trouve ta critique apparement sévère mais surtout et c’est ce qui l’atténue beaucoup, intellectuellement malhonnête, car tu oublies juste une chose, c’est qu’en prenant toutes tes notes, tu t’es rajouté un rôle qui parasite ton regard... J’espère que tu en conviens, car ça me paraît évident, le vrai regard libre, que j’essaie de proposer dans mes visites, il est d’autant plus libre pendant la visite, que tu te laisses aller – prendre des notes n’est pas se laisser aller, vu en plus la quantité que tu en as prises - et encore plus libre si tu reviens plus tard, peinard et que tu pioches dans mes propositions et dans les tiennes... Donc la liberté de regard demande d’y consacrer du temps, ce dont tu es convaincu en tant qu’artiste, n’est-ce pas ?
Tu n’as d’ailleurs pas relevé – mais c’était à la fin et tu devais commencer à en avoir marre de tout noter - la conversation passionnante entre toi, Jean Louis, le savoyard en pull jacard et moi, devant Ucello à propos de l’explication du fait qu’il serait sans doute gaucher... On n’en sait rien mais ce qui m’a interresé c’est le besoin de Jean Louis de maitriser un élément, et sur ce point nous étions d’accord toi et moi, sur le fait qu’on ne maitrise rien, en tout cas pas ça...
Quand tu parles de Voir et de Savoir, j’ai l’impression à parcourir ton blog que tu cultives sacrément le Savoir, donc ma proposition de Voir, arrive sur un terrain qui est loin, très loin, d’être vierge, si tant est qu’il puisse l’être pour quelqu’un... Mais quand même !
Enfin cette histoire de communion de regards dans la visite, elle y est parfois, peut-être que là elle y étais moins... Ce qui est certain, c’est que le rdv qui m’attendait après – et qui c’est bien passé, même si la route est longue... - me prennait la tête et m’empêchait de déborder sur le temps de visite, qui a quand même durer 1 h 45, ce qui est long.
Le dernier élément qui a une importance énorme, c’est qu’à midi, il y a beaucoup plus de monde que le soir et ça, ça ralentit, ça alourdit, ça fatigue, bref ça parasite... C’est la limite que je vois à cette aventure du midi, qui visiblement tente les gens... Donc je vais sans doute enlever des œuvres pour augmenter le temps des regards... Merci de m’avoir mis le doigt dessus.