Dans l’attention totale, mon esprit devient silencieux. Alors s’abolit la
distance qui me sépare de l’œuvre regardée. Non que je m’identifie au tableau (à la photo ou à la sculpture) mais l’élément de temps, la distance entre moi et l’objet disparaissent. Et je ne peux
observer de manière claire et lucide que lorsque l’observation est non verbale, impersonnelle, mais attentive, et que ce centre qu’est le moi (ma culture, mon conditionnement, ma mémoire) a
disparu. La question de savoir s’il existe une observation sans distorsion, sans intervention du langage ou de la mémoire soulève des interrogations normales. Car cela suppose que toute
interférence de la pensée dans l’observation soit exclue. J’observe donc l’œuvre sans qu’interfère la moindre image (ou idée) dans ma relation à l’œuvre ; je l’observe en faisant abstraction de
toutes les images (ou idées) que je me suis forgées à propos de l’œuvre, de l’artiste, des galeries, des musées, du marché de l’art, de l’histoire de l’art, du rapport de mes parents à l’art, de
mes peurs à produire (ou juste parler) de l’art… Essayez, vous verrez, c’est génial comme expérience.
L’image qui est entre moi et l’œuvre, c’est moi, ce moi qui a accumulé diverses impressions, diverses réactions, divers savoirs, divers expériences au sujet des œuvres d’art. Voilà de quoi est
faite l’image (ou l’idée) que j’ai de l’œuvre et qui me sépare d’elle. Cette division est source de conflit. Mais lorsque toute image (ou idée) est absente, je peux observer l’œuvre avec une
qualité d’attention totale exempte de tout conflit.
Dans un deuxième temps seulement, pour comprendre ce que j’ai vu et ce qui s’est passé en moi, j’ai
inévitablement besoin des mots pour communiquer et partager ce que j’ai découvert. Dans ce partage se construit quelque chose de neuf qui change ceux qui le vivent.
Et si dans ce texte je remplaçais « l’œuvre d’art » par « l’autre »,
resterait-il vrai ?
Ivan Sigg discutant avec Jiddu Krishnamurti (1895-1986)