Expérience :
Proposons à un groupe de 10 personnes de 20 à 60 ans, en bonne santé — et en quête d'elles-mêmes — de marcher dans une salle de cours, les yeux fermés.
Les 10 personnes :
— C'était comme un jeu, j'ai bien aimé.
— Quand on marche les yeux fermés, il y a des obstacles partout, on a peur de se cogner, de se faire mal.
— C'est comme l'angoisse du créateur, on ne sait pas où on va, on est dans l'inconnu, on est dans le noir, on ne sait pas ce qui va arriver.
— Quand on a un sens en moins on pense autrement. On a plus d'acuité.
— La rencontre avec les matières du tableau ou des vitres était étonnante.
— Au début, j'essayais de visualiser la pièce, de tout rationaliser, puis j'ai pris de la hauteur, du recul. Après j'ai vécu ça comme un jeu et ça allait mieux.
L'intervenant :
Observons un basketteur pendant un match. Chaque joueur adverse est-il un obstacle devant lequel il se cogne, se pétrifie ou s'effondre en pleurs ?
Ne le voit-on pas plutôt faire rebondir sa balle, ou faire une passe, ou changer de direction, ou feinter, ou tirer ? Chaque adversaire qui se présente est donc vécu comme une opportunité de réorienter et construire le jeu. Le basketteur est toujours en mouvement devant l'obstacle, toujours en adaptation, toujours dans le rebond.
Observons maintenant l'eau de la rivière. Comment s'y prend-elle avec le rocher ? Le vit-elle comme un obstacle dangereux ? Se fracasse-t-elle contre lui ? Se fige-t-elle sur place ? Se désagrège-t-elle ?
Ne la voit-on pas plutôt envelopper le rocher, passer autour ou par dessus, le saper par en dessous, l'user, ou se détourner ? Comme le joueur de basket, elle est fluide, souple, agile, toujours fraîche, neuve et sans jugement.
Alors, ne pourrait-on ouvrir nos sens pour rebondir, non sur des tables ou des murs douloureux, non sur des "obstacles", mais sur des "opportunités d'apprentissage", sur des "portes ouvertes sur la créativité" ?
Le moine Shitao et Picasso disaient : Il ne s'agit pas d'imiter la nature, mais de retrouver le mouvement de la nature en train de créer.
Si j'entre dans cette salle de cours avec mes "bagages" habituels (mon background, mon parcours, mon savoir, mes idées, ma mémoire, mes souvenirs, mes opinions, mes jugements, mes résistances...) : je la trouve sans intérêt, stéréotypée, sans originalité. Idem pour le mobilier : tout se ressemble ; chaque table, chaque chaise, le tableau, tout est obstacle à ma créativité (et à mon corps).
Maintenant, je ressors de cette salle pour déposer dans le couloir mes "bagages". En entrant à nouveau dans la salle — allégé du connu — je ne rencontre plus d'obstacles à ma créativité. Il n'y a que ce qui est. Mieux, toute chose me paraît source de créativité : avec ces tables je construits une unité de soins psychologiques et d'échanges entre soignants ; avec ces chaises je construits une pyramide ou j'invente un jeu pédagogique sur la parentalité ; sur cette fenêtre je dessine la ville au feutre...
Plus rien n'est alors vécu comme un obstacle (que j'ai les yeux fermés ou non), tout devient intéressant, il n'y a plus de j'aime / j'aime pas, ni même de peur ou d'échec. Tout est neuf, tout est potentialité.
Cette salle devient un immense laboratoire d'expérience, an "Infinity room".
Cette attitude en mouvement, toujours en rebond, cette attention totale, n'est autre que l'intelligence ! C'est la joie d'être, c'est votre projet même !
Alors, s'agit il de prendre du recul, de prendre de la hauteur ? Ou au contraire s'agit-il d'être pleinement là, dans l'instant présent ?
Doit-on entrer dans une méta-analyse, invariablement limitée à notre conscience et donc au connu ? Ou doit-on faire taire la pensée (qui réagit, mesure, compare et juge) pour laisser travailler nos sens ?
Le mot table n'est pas la table et Le mot obstacle n'est pas l'obstacle.
Autre question soulevée : L'inconnu est-ce le noir ? l'inconnu a-t-il une couleur ? L'inconnu n'est il pas inconnu, par essence ?
Et puis qui a inventé ce cliché de l'angoisse du créateur ? N'est ce pas en s'affranchissant de ses peurs et de son angoisse que l'on peut enfin créer ? Le seul moyen connu pour s'affranchir de ses peurs, c'est de créer ! Ce qui veut dire concrètement : Allumer nos sens pour éteindre le processus de pensée qui juge, compare et mesure en permanence
Réaction d'une personne :
— C'est bien beau, mais comment faites-vous pour arrêter ce rebond permanent ? J'ai bien le sentiment de rebondir, mais je vais dans tous les sens sans arriver à choisir ! Comment faire ?
— Est-ce le rebond qu'il faut arrêter ou bien le mouvement de la pensée ?
— Ah...?
— Le rebond, c'est une métaphore de la vie. La vie est un mouvement permanent, elle ne s'arrête pas. Et le sens de la vie c'est la vie !
C'est la pensée qui crée le penseur, le jugement, l'angoisse, la peur et l'obstacle.
Ce que je viens de pratiquer devant vous c'est de la créativité pure. Tout était de l'ordre du "Et si ?", "Et si j'osais ?", "Et si j'essayais, encore et encore?", "Et si cela n'avait rien à voir avec ce que j'imagine?"...
Je m'arrête là car ce jeu est sans fin :)