Guernica est une toile du peintre Pablo Picasso. Comme la Joconde de Vinci, nous ne la voyons plus... À moins que nous ne
l'ayons jamais regardée...?
Pouvons nous observer cette oeuvre comme si nous ne l'avions jamais vue, c'est à dire sans jugement, sans identification, ni
rejet, sans tout notre conditionnement ?
Ici je mets en pratique le "Voir sans savoir", cet état qui permet d'entrer vraiment en contact avec l'oeuvre (et aussi avec les autres, la nature, le monde).
Bien sûr mon regard ne peut que s'éclairer, s'ouvrir, si vous venez apporter le vôtre
et que nous mutualisions nos regards...
Pour mieux voir allez ICI ou
à Madrid
Je vois 6 personnages :
- deux femmes, flanquant la gauche et la droite du tableau, dont les visages identiques « à l’ égyptienne » (profil avec narines et yeux de face) hurlent vers le ciel
- deux autres femmes aux visages identiques « à l’ égyptienne » tendues dans un même mouvement : l’une, affligée, vers la femme qui hurle ; l’autre, étonnée, vers le cheval
- un enfant à la face renversée, aux yeux éteints et aux membres qui pendent.
- un grand guerrier (visage "à l’égyptienne")décapité (pour quoi ou qui a-t-il « perdu la tête » ? Est-ce le repos du guerrier après la guerre ou après l'amour ?) et démembré, sans corps. Il gît sur 2/3 de la toile, les bras en crois au sol.
Je vois trois animaux : au centre de la toile un très grand cheval qui hennit/hurle vers les deux autres animaux. Sur la gauche un grand taureau majestueux (profil à l’égyptienne) au regard lucide et ouvert, très humain. Il est très souple puisqu'il nous montre à la fois sa tête, ses testicules et son postérieur (sa queue en jaillit comme la fumée dansante d’un volcan. Aurait-il "le feu au cul"?). Entre les deux quadripèdes, dans l’ombre, un oiseau posé sur une table qui crie vers le ciel en battant des ailes.
Je vois des objets : une ampoule électrique allumée avec son abat-jour; une lampe à pétrole allumée avec sa flamme ; une épée cassée en deux ; une lance qui transperce le corps du cheval; la flèche d’une deuxième lance au sol (qui pointe le coeur de la femme à l'enfant) ; enfin, une table dans l’ombre qui supporte l'oiseau.
Je découvre une fleur : Elle pousse là "au pied du mur", dans la lumière, dressée au milieu du tumulte, semblant jaillir du poing du guerrier désarticulé.
Je découvre un décor : derrière tous ces personnages et ces animaux, en grande partie dans l’ombre, je vois maintenant un décor en perspective : la moitié gauche de l’œuvre, est une pièce simple avec carrelage au sol. C’est là que sont regroupés les animaux (les humains vivent-ils comme des animaux?) ; La moitié droite est constituée par trois façades de maison imbriquées : l’une avec un toit de tuiles romaines et une fenêtre d'où surgit la femme brandissant sa lampe à pétrole à bout de bras mais l’ouverture de la porte est béante. La deuxième façade a son toit en flammes et une fenêtre vide; une femme en émerge coincée par un montant de bois couvert de tessons de verre. La troisième façade est dans l’ombre, son toit est noir, sa porte est ouverte, une femme au corps difforme en sort en courant.
Composition : Dans ce long rectangle de 7,80m sur 3,50m de haut, le peintre a tracé un grand triangle qui part des deux coins inférieurs et se termine sous le centre du bord supérieur. Au sommet de ce triangle, le peintre a peint une lampe à pétrole (tenue comme un poignard) qui semble éclairer la scène. (En miroir lui répond la main du guerrier crispée sur le manche de l’épée). Le côté gauche du triangle longe la table et va désigner le cœur de l’enfant mort. Le côté droit sectionne longitudinalement le corps de la femme qui court. Tout le centre du triangle est rempli par le cheval rendu fou de douleur par ses blessures (l’une est une fente béante verticale et plissée). L’animal semble désarticulé et composé d’une quarantaine de facettes. Le peintre a traité les poils du cheval très régulièrement, au point qu’ils évoquent les caractères d’imprimeries d’articles de journaux collés en patchwork.
Organisation générale : Au premier regard, tous les animaux et personnages semblent au premier plan, comme à l’avant-scène d’un théâtre. En étant plus attentif on comprend que le taureau dominant une femme qui porte son enfant est une scène à part.
Les couleurs : Le peintre a choisi des noirs, des blancs et des gris froids bleutés pour les
personnages et les animaux. Pour les décors, des bistres, des gris et des noirs chauds, sans doute par addition de rouge ou de terre de sienne. On est ici plus proche du noir et blanc de la photo
(celles du bombardement et celles de Dora Maar?) que du clair-obscure de la peinture classique.
La lumière : Elle est donnée par l’ampoule électrique, par la lampe à pétrole et par les flammes du feu. Elle est traitée en peinture de façon très contrastée et écrase tous les reliefs. C’est la lumière crue et flashante d’une explosion (de bombe ? de douleur ?). Il n’y a aucune ombre sur les visages et les corps des personnages. Seul la tête du cheval fait exception avec ses modelés grossiers.
L’espace : Tout l’espace de la toile est habité. Il n'y a pas de repos pour l'oeil. Les échelles des têtes, des corps et des maisons ne sont pas respectées. Cela pourrait être un retable du moyen-âge (d'avant l'invention de la perspective donc) et représentant un massacre d’innocents ou les damnés de l’enfer? Les constructions des corps ne sont ni naturalistes ni réalistes. Les mains et les pieds sont monstrueux. Le peintre a accordé une grande importance aux pieds et mains des personnages, leurs lignes sont très marquées on dirait soit des mains de paysans très abîmées par le travail soit des dessins d’enfants.
Matériaux, technique et geste : Guernica est une peinture à l'huile sur toile tendue sur châssis. La
peinture est traitée en aplats avec très peu de matières et quasiment aucun travail de volume. La peau et la chair ne sont pas traitées (cela reste la peau de la peinture) et les cernés noirs et
le dessin sont très présents. C'est une peinture très anguleuse, morcelée comme un collage. La construction et le trait remplacent le geste et la touche. Cette oeuvre semble au croisement de
plusieurs périodes de Picasso : le collage, le cubisme, la tauromachie et la tragédie
Époque historique : (tout ce pargraphe est à ranger dans le "savoir" et "la mémoir"; il n'est là qu'à titre informatif. A vous de voir s'il est en adéquation ou non avec ce que vous observez dans l'oeuvre) Picasso peint Guernica en 1937 dans son atelier de la rue des Grands Augustins à Paris. Il la commence le 1er mai 1937 et veut y décrire toute la douleur et l’horreur de la guerre car il a été marqué par les photos de destruction de la ville de Guernica le 26 avril 1937 (à la demande de Franco) par des bombardiers italiens /fascistes et des avions allemands/nazis venus tester de nouvelles armes sur les espagnols et pétrifier l’Europe par leur suprématie (c’est un des grands évènements de la guerre d’Espagne).
Picasso à cette époque vit à la fois avec Marie-Thérèse et sa fille (est-ce elle à gauche qui supplie le taureau/Picasso insensible ?), et avec sa nouvelle modèle la photographe/peintre Dora Maar qui le « mitraille » pendant toute la réalisation de l’œuvre. Il peindra d’ailleurs souvent Dora en train de pleurer car il « voit en elle la tragédie ».
Guernica sera exposée en 1937 à l’Exposition Universelle de Paris, en même temps que « La faucheuse » de Miro, dans le fascinant pavillon en verre de la jeune république espagnole. En face, les français construiront le « fascisant » Palais de Chaillot en pierre qui abritera (et abrite encore) les pires toiles « staliniennes » de l’époque.
Impression qui se dégage : Tout hurle, crie et souffre dans cette toile, les bouches ouvertes, les doigts écartés, les membres arrachés, les plaies ouvertes, les yeux écarquillés. Cependant rien ne dit la seconde guerre mondiale ni les bombardements aériens ni les armes modernes. On dirait plutôt une tragédie antique sur la scène d’un théâtre (théâtre intime puisque cela a lieu pour partie dans un intérieur ?).
La lampe électrique avec ses rayons domine la scène comme un œil immense. Le triangle de la construction surmonté de cet œil nous renvoie à « l’œil de la providence » ou « œil omniscient », symbole que l’on retrouve dans la mythologie égyptienne et plus tard dans la franc-maçonnerie : réminiscence inconsciente ou volonté du peintre ?
Peut être que la rencontre du drame moderne et du drame antique est il représenté et éclairé par la rencontre entre une ampoule électrique et une lampe à alcool ?
Seul le taureau semble calme, bien campé et bien membré face à toute cette douleur. Il nous interroge du regard. Ce regard humain aux yeux grands ouverts serait-ce celui de Picasso ?
Cette œuvre puissante, bruyante, terrible et magnifique nous interroge-t-elle sur l’engagement et la guerre ou plus simplement sur le désir de l’homme projeté sur les femmes (avec ses dommages collatéraux) et sa traduction en peinture ?