Bernard Sigg : Tu es le premier à produire un texte sur mon livre, je t’en remercie. Je constate l’éloignement de nos modes de pensée. Pour te répondre, j’essaierai d’être nuancé, bref et clair (conjonction quasi impossible). Tu te réfères avant tout dans ton commentaire au Moi (un leurre pour Lacan et moi !) et à l’Etre. Or il s’agit là de notions vagues — pas de concepts — non universelles ; ainsi la pensée chinoise s’en est passé comme l’a bien exposé François Jullien. Elles impliquent en effet une clôture bornée à l’individu posé comme isolat. Rien n’Est en soi, car tout est rapports, relations, connexions. Et tout particulièrement le Sujet humain : « je suis » écrivait Descartes, mais seulement parce qu’on me nomme, qu’on me parle, qu’on m’attribue ceci et cela, et de plus je « suis », au sens de suivre.
Heidegger, eh ! oui, a glorifié l’Etre, et l’idéologie contemporaine en fait le Dieu des joggers, nouveaux philosophes, etc. C’est la bulle irisée qui expose le narcissisme contemporain, sur quoi Emmanuel Todd a commis des lignes très justes dans son « Après la démocratie », livre fort riche qui pourrait t’intéresser.
Enfin « Être » — verbe plus que substantif — est passif, bien qu’impliquant fatalement le Devenir, et donc l’espérance réfléchie, et donc la Pensée = retour à mon livre !
Je ne suis pas philosophe. Loin de là. Mais je m’efforce de penser plus rigoureusement, avec des termes cadrant avec les expériences de ma vie, en leur donnant un sens précis. Y ai-je réussi dans ce petit livre ? Seuls les lecteurs peuvent répondre.
Ivan Sigg : Je ne tiens pas au Moi. C’est un mot fourre-tout pour désigner mon conditionnement (mon éducation, ma culture, des traditions millénaires, ma mémoire profonde et superficielle…), mon ego, bref c’est mon arrière-plan, rien d’un isolat donc.
Je ne me réfère jamais à l’Être comme substantif ou entité. Je n’utilise que le verbe d’état Être au présent, sans y introduire la notion de temps, ni le savoir, ni la pensée.
Les individus sont tous fait des mêmes liaisons atomiques et du même vide. Il n’y a pas « ma pensée » mais « la pensée » car nous partageons tous le même processus de pensée qui (à quelques détails près sur 30000 ans) réagit de la même façon au réel et produit toujours peur, désir, souffrance, frustration, colère, haine, plaisir.
Le moi et la pensée sont de l’ordre du connu et donc limités. C’est pour cela que je constate qu’il n’y a que par une perception sans but, dans laquelle n’intervient pas la pensée, que je m’affranchis du Moi et peux entrer en contact avec le monde (avec l’autre) et avec l’inconnu.
« Rien n’Est en soi, car tout est rapports, relations, connexions ». C’est très juste et je fais le même constat. Cependant, la pensée qui mesure compare et juge, produit rapports, relations, connexions, mais toujours au passé, jamais au présent. Cette pensée est nécessaire pour construire un pont mais destructrice pour la relation. La pensée est une ré-action de la mémoire aux stimulis du réel. C’est à cause de cela qu’elle divise et crée du conflit. La pensée me met à distance (elle invente le temps), jamais au contact. Un constat : dans l’arbre, il n’y a pas de pensée, il Est, en mouvement et en relations. L’arbre ou l’oiseau ne sont jamais dans le « moi et vous » ou le « je suis ceci et je serai cela ».
A la différence de Descartes, je dis « je ne pense pas donc je suis ». Je parle ici du champ psychologique et non du champ physique où la pensée rationnelle mesure, compare et construit. Je n’existe que dans la compréhension de l’instant présent. Je nait et meurt à chaque instant. Je est sensitif, perceptif, totalement attentif.
Etre n’est pas Devenir (dans le champ psychologique). Etre est action, mouvement, c’est une attention passive, totale, et intense au monde.
L’espérance est une projection du moi sur la réalité, comme l’idéal, l’opinion ou la croyance. La réflexion est une analyse non globale de la réalité, car issue de mon expérience et de mon savoir qui sont par essence limités. L’espérance réfléchie est une image, une illusion, qui projette sa propre division sur le monde et produit de nouvelles résistances.
Les expériences de ma vie, le sens que je leur donne, n'ont aucun lien avec l’instant présent toujours neuf et en mouvement. Mes expériences (devenues savoir dans ma mémoire) sont des écrans entre Je et le réel. Il est impossible de croître (psychologiquement) par le savoir. Il faut que le savoir cesse pour que le neuf puisse exister. Le neuf, ce qui n’a jamais été, est au-delà des souvenirs.
PS : sur le plan étymologique je ne vois pas de lien entre le verbe Etre (essere, estre, ester, stare) et le verbe Suivre (sequere, sequor, sivre). Être c’est ne pas suivre ; être c’est rejeter toute autorité intérieure et extérieure.