(Chaque semaine, je rends visite au vieil homme et je prends en notes nos savoureux dialogues)
Moi : Bonjour !
Vieil homme : ah ! Vous voilà ! Surgi de nulle part ! Figurez-vous qu'un géant d'Afrique s'est introduit hier soir dans ma chambre. Je m'attendais à une femme blanche et gracile, et voilà que c'était un grand costaud noir ! D'une seule main Il m'a couché à l'horizontal. Il n'aurait pas fallu que je regimbe d'un poil... C'était un colosse au regard noir et à la stature herculéenne... Ces changements de personnel au moment du coucher sont un peu éprouvants. Mais quel est cet étrange fétiche dans votre main ?
Moi : j'ai pris l'un des galets blancs qui cernent les pieds de platanes dans votre cour et je l'ai entièrement dessiné pour vous l'offrir. Tenez, je le pose sur votre table de nuit comme presse-papier et porte bonheur.
Vieil homme : c'est confondant ! En le regardant, je n'aurai plus besoin de sortir pour aller me promener... Cela étant dit, j'ai une déclaration liminaire : Je ne crains plus rien quand vous êtes là, point à la ligne ! Vous voyez, c'était bref et non prémédité.
Moi : c'était parfait et je suis touché.
Vieil homme : regardez ce jeune homme là-bas, dont l'ébauche de sourire à mon égard se confirme...Croyez-vous que c´est un sourire spontané ou calculé ?
Moi : spontané, sans équivoque.
Vieil homme : vous faites bien de me traduire ces expressions qui me questionnent car mon cerveau n'arrive plus à évaluer le blanc des yeux.
Moi : asseyons-nous un peu. Et si vous me parliez d'André Rousselet qui vient de s'éteindre il y a une semaine.
Vieil homme : ah ! Hé bien j'étais son ainé d'un an. Il était né en 1922, il me semble. Mon premier contact avec lui c'était à l'Assemblée Générale des Taxis G7, une filiale de Simca. Il en était devenu le propriétaire en 1960. Avec lui, il passèrent très vite de 150 taxis à 2000.
Moi : sacré homme d'affaire !
Vieil homme : après son STO en Allemagne, il avait obtenu une banale licence en droit puis il a intégré l'administration préfectorale pour devenir sous-préfet. Je crois que son pétainisme de jeunesse lui a beaucoup servi pour se rapprocher de Robert Hersant et bien sûr de Mitterrand.
Moi : vous parlez du Hersant qui après avoir été pronazi en 40 au "Jeune Front", fut condamné à la Libération pour collaboration, puis devient patron de presse socialiste de 60 à 70 et enfin magnat d'un empire de presse de droite, jusqu'à sa mort en 1996 !?
Vieil homme : celui là même !
Moi : et comment êtes vous arrivé près d'André Rousselet ?
Vieil homme : j'ai été recommandé à lui par un médecin pied noir et homme d'affaire véreux. Nous étions un pool de quatre médecin à Alger qui mettaient en commun leurs honoraires. L'un d'eux a compris que les cliniques rapportaient plus que la médecine, et il est devenu homme d'affaire.
Moi : comment s'appelait-il ?
Vieil homme : Sarfati ! Il gérait une clinique. Son cousin avait très tôt reniflé les évènements de 62 qui se profilaient et il était venu à Paris pour ouvrir une clinique. Elle était installée dans le 9ème, dans d'ancien locaux du PS. Clinique de réputation médiocre. Ces lieux de soin poussaient comme des champignons. Mais il y a eu une vague de mise en conformité et il s'en est sorti en revendant la clinique.
Moi : et Rousselet ?
Vieil homme : ce bel homme affable a tout de suite adopté le style qu'il fallait pour emboiter les sociétés les unes dans les autres. G7, Havas, Canal Plus. C'est lui qui a imaginé le système d'appel par téléphone des taxis puis le service de médecine du travail des taxis : "Je charge le Docteur Henri de créer ce service". Ça tombait du ciel pour moi. J'ai vite instauré un système de prise de sang annuelle. Ceux qui acceptaient recevaient leur résultat par la Poste. C'était d'une nouveauté incroyable. Rousselet ne ratait jamais cette prise de sang et en faisait l'éloge. Nous assistions aussi aux réunions de délégués du personnel et régulièrement nous déjeunions ensemble. C'était un visionnaire et il avait des vues de carrière très lointaines alors il enfonçait son clou méthodiquement auprès de Mitterrand. C'est ainsi qu'il est vite devenu le grand argentier du PS puis l'exécuteur testamentaire de Mitterrand. André invitait François tous les vendredi à une partie de golf. Il m'invitait régulièrement à venir jouer, mais...
Moi : mais quoi ?
Vieil homme : ...mais je trouvais toujours une excuse pour me défiler car je n'étais pas un intrigant. Je découvrais un monde nouveau, un milieu chic et bourgeois où il fallait avoir de l'entregent...
Moi : alors que vous...?
Vieil homme : Oh ! moi ? Je n'avais rien à l'entregent ha ha ha. Je sortais d'un milieu de guichetiers de la Poste, j'étais fils de petits fonctionnaires sans ambitions, je m'en apercevais et ne pouvais entrer en contact avec ce monde. Rousselet, lui, était le fils du plus haut magistrat de France, le premier président de la cour d'appel de Paris. Marcel Rousselet avait annoncé publiquement, devant le Palais de Justice, qu'il prenait parti pour Mitterrand et son fils André a repris le flambeau. Il a fait un coup extraordinaire en devenant député de Haute Garonne pour un an en 1967. Il aurait dû échouer et contre toute attente ça a marché. Il a même été directeur de cabinet de Mitterrand en 1982 ! Mais son grand coup a été la création de Canal Plus en 1984. Canal Plus c'est lui !
Moi : et vous là dedans ? Vieil homme : j'avais une place toute faite auprès de Roussel et Mitterrand... si je l'avais saisie. Mais je n'ai pas cultivé cette relation. J'étais un villageois devenu médecin, j'avais une morale et je ne pouvais tout simplement pas être de ce monde. C'est quand même Rousselet qui déclarait en substance que "François ne voulait rien savoir de ma gestion, aussi je ne laissais aucune trace et je gérais tout en espèces".
Moi : ce que vous dites ne m'étonne qu'à moitié. Et votre femme ne vous poussait pas à jouer au golf pour vous rapprocher du pouvoir ?
Vieil homme : pas du tout, au contraire, elle était plutôt du genre "quand tu rentres à la maison, n'oublie pas de prendre des poireaux et du pain" ha ha ha
Moi : d'autres personnes vous ont elles soutenu ?
Vieil homme : je vous ai déjà parlé du professeur Bartoli qui voulait absolument me lancer et qui m'a fait publier une thèse sur la médecine du travail des taxis. Hélas, je n'avais pas l'Internat de Paris, ça ne facilitait pas les choses. Ma thèse était épatante - il n'y en n'a pas eu d'autre depuis sur le sujet - mais voilà, si à Alger la pneumologie et la fonction respiratoire c'était bibi, à Paris je n'étais rien... Dites, à ce stade du récit il faudrait que j'aille pisser puis je placerai une incise...
Merci de m'avoir accompagné, vos gestes sont précis et efficaces, et ces toilettes son remarquables.
Moi : de rien.
Vieil homme : Une incise disais-je. Vous noterez que je ne perds pas mon fil. Pendant un temps, aux yeux de mes collègues d'Alger, je suis devenu la chose du professeur Loubet. Mes camarades se foutaient de moi. C'est le fameux médecin qui m'a opéré trois fois d'un pneumothorax. Ce gars prétendait être en pointe mais il était tout simplement fou. Au premier essai il arrête tout en criant "au secours, il n'est pas anesthésié". Au deuxième essai il teste sur moi un nouveau matériel et, au lieu de viser dans mon poumon droit il vise dans mon poumon gauche ! Un dingue ! Au 3ème essai il jongle avec ses instruments sur une musique de Stockhausen et réussi son coup en trois minutes ! Dans l'hôpital ça jazzait, j'étais devenu "Le pneumothorax cobail de Loubet". Je peux dire que j'ai payé le prix physique de ma publicité. Le pneumothorax rapportait beaucoup à l'époque, aussi, comme je n'étais pas idiot, je m'étais fait nommer au sanatorium de Rivet à 3km de Maison Carrée. La tuberculose nous pourvoyait en pneumothorax.
Moi : vous êtes extrêmement clair aujourd'hui ! J'ai déjà eu cette impression que plus vous entriez dans un dialogue et plus vous deveniez lucide. Comme si vous arroser avec des mots vous faisait revivre...?
Vieil homme : cette histoire d'arrosoir me fait penser à mon père qui avait une amoureuse à la fin de sa vie. Il l'avait rencontrée au cimetière après la mort de ma mère. Elle arrosait la tombe d'à côté. Ils avaient un balcon mitoyen, mais c'est le cimetière qui les a rapprochés. C'était une ancienne postière, comme mon père et ma mère. C'est moi qui leur ait trouvé un appartement. Malgré mon air de rien, et une certaine sécheresse, on me trouve toujours sur le chemin de l'aide à mon prochain.
Moi : vous avez donc été un bon fils.
Vieil homme : j'ai été un fils convenable, sans grande démonstration affective. Et dans la vie j'ai été plutôt du type caillou qui plonge, incapable d'apprendre à nager en eaux troubles.
Moi : justement, revenons à votre arrivée à Paris.
Vieil homme : c'est madame Brille qui m'a accueilli, une belle juive histrionique. Elle dirigeait le service de Fonction Respiratoire. Dans les conférences, quand elle ne sentait pas l'intervenant elle disait à ses voisins "Il m'agace celui-là, je lui fais une colère ou pas ?" Elle était cyclothymique et redoutée pour ses terribles colères. Elle avait eu un cancer du sein et je m'étais permis de lui envoyer une carte postale, alors j'étais devenu son protégé. Elle avait un tel débit de parole que les facilitateurs lui annonçaient qu'ils lui retireraient la parole si elle dépassait le quart d'heure.
Moi : hé bien, vous avez rencontré de sacrés numéros !
Vieil homme : retenez bien ce que je vais vous dire. La chose la plus importante consiste à ne jamais laisser tomber la composante sentimentale. Si cette composante est absente de la relation, celle-ci ne tient pas la route. S'il n'y a que de l'intellect et pas de sympathie, la relation n'est pas viable.
Moi : y avait-il plus que de l'intellect avec Madame Brille ?
Vieil homme : ha ha ha vous ne laissez rien passer !
Moi : je m'incline et vous laisse.