Moi : vous n'avez pas froid aux pieds avec ces sandales de curé ?
Vieil homme : mes doigts de pieds fourchus sont à l'aise dedans, mais je voudrais bien des chaussures à strass pour l'hiver.
Moi : à scratch voulez-vous dire ?
Vieil homme : oui c'est cela, à strass, pour aller voir ma médecin. Je l'aime bien, elle a une belle compétence.
Moi : ha ha ha
Vieil homme : Ce qu'il y a de bien avec vous c'est qu'avec votre rire sonore on a l'impression d'avoir soi-même de l'humour et on s'éclate parce que vous vous éclatez.
Moi : vous êtes en forme.
Vieil homme : J'avoue que je suis requinqué chaque fois que je vois mes médecins. Je les aime beaucoup tous les deux. Ils s'appellent Dingo et Cousin je crois et sont en couple. Ils sont formidables. Ils ont dit que j'avais 20% d'amélioration surtout dans la tête... parce que pour la caca, c'est pas ça, et puis... ma fin est proche !
Moi : vous alors ! Vous me glissez ça au détour d'une phrase. Moi je dis que vous en avez encore pour six ans, bon pied bon oeil, jusqu'à cent ans.
Vieil homme : ah bon ? Vous croyez ? Ça ne va pas être un peu long à la fin ? Et je vais devoir mourir dans ce putain d'endroit ?
Moi : mourir ici ou ailleurs...? On finit tous par mourir quelque part.
Vieil homme : vous avez raison, ça fait du bien de l'entendre, vous faites bien de me le rappeler.Pour mes deux médecins, la médecine est une affaire de psychologie. Il faut former les jeunes à ça, j'y crois de plus en plus.
Moi : intéressant.
Vieil homme : trêve de plaisanterie, j'ai une révélation à vous faire.
Moi : allez-y.
Vieil homme : à la pharmacie on m'a proposé un pèse uni-couille !
Moi : ha ha ha vous êtes impayable !
Vieil homme : c'est une invention récente. Jusque-là il n'y avait que le pèse-couille-double que tout le monde connaissait. Mais bon, le pharmacien m'a révélé en aparté qu'en fait de pèse uni-couille, c'était un pèse-couille à deux balances que l'on peut désolidariser à volonté, vous voyez ce que je veux dire ? Une arnaque quoi.
Moi : hé hé hé (essuyant des larmes de rire) Un verre de rosé ou de rouge ?
Vieil homme : pas de sang du Christ pour moi aujourd'hui car j'ai le palpitant un tantinet irritable.
Moi : un café ?
Vieil homme : ??? je vais méditer cette question dans mon coin en faisant mon petit Gandhi. (...) Ça y est j'ai médité ! Un thé à la menthe !
Moi : ha ha ha vous êtes poilant.
Vieil homme : ha ce rire ! Vous a-t-on rapporté qu'hier j'avais marqué un joli coup à la réunion quinquennale de l'Association Paritaire d'Action Sociale du Bâtiment (APAS à laquelle le vieil homme travaillait 30 ans auparavant) ?
Moi : non.
Vieil homme : hé bien on m'avait transmis un dossier épineux qui consistait à extraire deux aiguilles usagées d'un dossier d'usager. Bien entendu, ce dossier n'avait rien à faire là. Vous me suivez ?
Moi : je ne comprends rien.
Vieil homme : je vous explique. Ils avaient réalisé un moulage de main et de bras dans lesquels deux aiguilles étaient plantées. Ce qui m'a beaucoup troublé car cela ressemblait fâcheusement à mes deux prises de sang ratées du matin, effectuées par cette femme de ménage qui ne trouve jamais ma veine... regardez tous ces bleus qui me tavellent la peau !
Moi : je vois, et ensuite ?
Vieil homme : hé bien ces deux moulages mal aiguillés appartenaient à mon voisin de couloir ! Il y en avait pour quatre millions d'ancien francs, vous vous rendez compte !? Alors qu'une bonne couturière de quartier aurait pu faire ça en un tour de main. Deux aiguilles, vous pensez ! En rėsolvant ce problème, j'ai eu le sentiment d'être utile, c'est rare ici. Je me retiens de dire ce que je pense. Avec vous c'est différent. Ici, quand j'ai envie de dire du mal de quelqu'un, je fais très attention, j'utilise beaucoup de circonlocutions. Il peut y avoir des représailles au repas...
Moi : hé bien qu'elle affaire !
Vieil homme : à peine ce dossier était classé que celui de ma femme se rouvrait. Pendant les repas officiels, elle laisse planer un doute sur nos relations, comme quoi nous serions divorcés.
Moi : (lui rappeler ou non qu'elle est décédée depuis sept mois... ?)
Vieil homme : ce qui me chiffonne, c'est qu'elle louvoie par rapport aux toilettes. Une sombre histoire de WC séparés ou communs, voire collectifs...Que c'est pénible. Si elle était d'accord, je pourrais faire des cacas domestiques sereins et de qualité, ce serait tellement plus simple, mais non, elle complique tout.
Moi : votre activité cérébrale est aussi riche que votre actualité intestinale.
Vieil homme : je vous remercie. Le compliment était bien tourné. Vous savez, dans ce soit disant hôtel pour vieux, j'ai un paquet d'heures chômées à ne savoir qu'en faire. Et je suis moins gâteux que l'on ne croit ou que je veux bien le laisser croire ha ha ha. Vous avez noté cette dernière phrase ? Elle était bien tournée également, non ?