QU'AURIEZ-VOUS FAIT À MA PLACE ?
(Fictionné à partir d'une conversation entendue dans le métro)
Je suis dentiste. Je gagne ma vie en passant ma journée les doigts dans vos bouches.
En entrant hier matin dans le hall de l'immeuble où est situé mon cabinet, j'ai aussitôt vu deux choses : un bel ouvrier accroupi de dos, en train de refixer le tapis de l'escalier et, entre lui et moi, au sol, un billet de cent euros ! Dans ces cas là il faut penser vite :
— Excusez-moi, auriez-vous perdu de l'argent ? Ça n'était pas malin, mais c'est sorti comme ça. Il suffisait qu'il dise oui pour l'empocher.
— Non, j'ai rien sur moi quand je bosse.
J'ai ramassé le billet et l'ai observé bêtement, comme s'il pouvait me transmettre des infos ou des idées supplémentaires.
— Vous embêtez pas madame, donnez c'truc, j'vais y déposer à la concierge, çui qui l'a perdu il ira l'chercher.
Prise de court, je n'ai pu que lui tendre le billet, le remercier et monter jusqu'à mon cabinet.
Quelques minutes plus tard, alors que j'étais penchée sur ma première patiente, malgré mon masque vert, elle a vu s'agrandir mes yeux puis un ébahissement inhabituel. Comme je ne regardais plus ses dents, elle m'a demandé :
— Ça va ?
— Heu, avez-vous peur des souris ?
— Non, pourquoi ?
— Parce qu'il y en a une, là au milieu du tapis !
— Ah !? A-t-elle fait, en se penchant dangereusement hors du siège.
— Oh! comme elle est mignonne.
— On ne va pas la laisser-là, tout de même !?
— Moi elle ne me gêne pas. On dirait même qu'elle nous écoute attentivement.
Question hygiène, ça la foutait mal pour un cabinet dentaire. J'ai terminé le soin et, une fois ma patiente expédiée, j'ai appelé mon mari au téléphone :
— Je t'en supplie, dis-moi ce que je dois faire, je te jure qu'elle reste là au milieu à me regarder comme si j'étais Mère Thérésa !? Je ne vais quand même pas l'attraper par la queue, la tremper dans l'huile et la balancer par la fenêtre ?
— Mais non, tu lui jettes un chiffon dessus, tu l'enveloppes dedans et tu glisses le tout dans un sac plastique que tu ne fermes surtout pas, puis tu la descends dans le bac poubelle. Elle va se faire un voyage lowcost jusqu'à la décharge où elle retrouvera une communauté de cousines.
Et c'est ce que j'ai fait. Elle n'était pas très active et je me suis demandé si elle n'était pas malade ou si elle n'avait pas mangé de la mort au rat...
En sortant à treize heures pour aller grignoter un bout dans le quartier — mon sac à souris à la main — j'ai buté sur un plis du tapis d'escalier, mal repositionné par l'ouvrier. Aussitôt j'ai repensé au billet de 100€ qui m'était complètement sorti de la tête. Je sais que ça ne se fait pas, et je suis sûre que vous allez me désapprouver, j'ai mis la souris au bac puis, j'ai foncé chez la gardienne tout en me disant que le gars avait dû se mettre l'argent dans la poche, ou alors, qu'il l'avait donné à la gardienne et que c'est elle qui l'avait empoché...
— Bonjour madame Kilouri, j'ai perdu de l'argent en arrivant ce matin et je me demandais si par hasard, personne ne vous l'avait rapporté ? Je me suis surprise de pouvoir mentir avec un tel aplomb.
— Vous êtes chanceuse, l'ouvrier qui l'a trouvé me l'a rapporté, le voilà !
— Merci beaucoup et bonne journée.
Je suis sortie dans la rue, toute tremblante, avec ce billet qui me brûlait les doigts. J'étais bien la découvreuse du trésor, mais l'ouvrier et la concierge étaient mille fois plus honnêtes que moi. Et puis je n'avais vraiment pas besoin de cette somme pour vivre, alors qu'eux...?
Quand je suis rentrée à la maison le soir, j'ai donné 50€ à chacun de mes enfants en leur disant que j'avais trouvé cette somme dans la rue, incapable de leur avouer que cet argent était empesé de culpabilité et que je n'aurais jamais pu le dépenser.
Un cauchemar m'a réveillé en pleine nuit : j'étais enveloppėe/momifiėe avec des centaines de billets de 500€ humides, tout au fond d'un immense sac en plastique d'où émanait une odeur pestilentielle...