IÀ six semaines de la fermeture définitive d’une usine ultra moderne, un ami me propose de peindre une immense toile avec les 72 salariés licenciés puis, de diviser cette toile en 72 morceaux afin que chacun puisse en emporter un chez lui. L’idée d’un cadeau individuel fruit du collectif, est très belle, mais je la transforme : je ne crois pas à la peinture collective spontanée.
Fort de l’expérience « Croiser le faire » en pays de Bresse avec le chanteur Petrek (et 650 habitants de 12 villages), je propose alors de collecter la parole des salariés ainsi que leurs portraits photographiques et leurs gestes, pour en faire un livre. Ce qui est accepté par le directeur et par mon ami.
J’ai donc quatre semaines pour interviewer, transcrire les interviews, portraiter les salariés et les équipes, retoucher les 300 photos, mettre en page, corriger, obtenir l’accord de chacun puis, envoyer le tout à l’impression.
Voici comment je me présentais à eux :
Bonjour. Je suis artiste peintre et écrivain. Ne soyez pas désappointés, je n’ai pas d’appareil reflex multi objectifs, mais j’ai une bonne oreille, un œil de photographe, et un smartphone qui donne une très belle qualité d’image. De plus le logiciel de maquette en ligne et l’impression numérique que je préconisent, donnent de très bons résultats. Ce livre évoluera avec vous, au rythme de nos rencontres dans l’usine. C’est une création collective qui sera la somme des apports de chacun et dont je ne suis que le catalyseur. Ce sera une photo parlante de la mémoire de l’entreprise : mémoire des salariés, mémoire des collaborations, mémoire des équipes, mémoire des savoir-faires, mémoire des gestes, mémoire des machines, mémoire des murs... J’ai réservé une double page par salarié, soit une photo et un texte. Une fois les interviews retranscrits, je vous les proposerai à la relecture pour autorisation avant impression. Je sollicite donc votre confiance et votre soutien. Bien que la période soit difficile, j’espère que vous aurez tous à cœur l’idée de transmission : transmettre à des proches ce que vous avez vécu dans cette usine, et bien sûr transmettre vos « transmissions », ces boites de vitesses si impressionnantes que vous fabriquiez à longueur de journée. Je suis sûr que vous serez fiers de ce livre.
Merci à tous
Ivan Sigg
C’est ainsi que j’ai rencontré des ouvrières, des ouvriers, des ingénieurs et des cadres, fiers de leur travail et de leurs outils, faisant de l’humour malgré le plan social et l’avenir devenu flou. La plupart regrettait déjà l’ambiance de travail, leur équipe et cette formidable usine construite de leurs mains.
J’ai eu le bonheur d’écouter les récits d’un ouvrier sapeur pompier, d’un ingénieur agriculteur, de passionnés de pêche à la carpe, de hard rock, de rugby, de logistique, de Lego, de requins, de tartiflette, de sécurité au travail, de voyages, de sports extrêmes, de l’art de peindre au pistolet, de cartes d’amélioration, de chasse au canard...
Le livre a été imprimé en un temps record et j’ai eu l’honneur d’en lire des passages dans l’usine avant de remettre un exemplaire à chacun des 72 salariés, le 23 février, en compagnie du directeur. L’émotion était là. Certaines pleuraient, certains le tenaient très fièrement, d’autres se montraient leurs pages respectives, d’autres encore refusaient de l’ouvrir par pudeur ou pour pouvoir le découvrir en famille.
Cet objet éditorial est étonnant car son ton est libre, très positif et son contenu très riche.
Écouter l’autre avec attention, recueillir ses savoir-faires et ses histoires pour les mettre en page ou en scène, y a-t-il quelque chose de plus fort ?
Merci au directeur, à mon ami B. et aux salariés pour leur confiance.