Est-il possible de VOIR, et cela non avec une seule partie de notre être, visuelle, intellectuelle ou émotionnelle ? Est-il possible d’observer totalement (soi, l’autre, l' œuvre d’art, le paysage...) sans qu’il y ait aucune déformation ?
Qu’est-ce que VOIR ? Sommes nous capables de nous regarder, de saisir les faits fondamentaux, la base même de nous-mêmes — laquelle est faite d’avidité, d’envie, d’anxiété, de peur, d’hypocrisie, tromperie et ambition— sommes nous capables simplement d’observer tout cela sans qu’intervienne aucune déformation ?
Pouvons-nous apprendre ce que c’est que regarder (soi, l’autre, l’œuvre d’art, le paysage…) ? Apprendre est un mouvement constant, un renouveau de chaque instant. Il ne s’agit pas d’avoir appris « quelque chose » et de contempler (soi, l’autre, l’œuvre d’art, le paysage…) à partir de cette science acquise. En écoutant les paroles prononcées et en nous observant nous-mêmes, nous apprenons quelque chose, nous ressentons quelque chose ; et c’est à partir de ce que nous avons appris ou ressenti que nous regardons. Nous regardons, en nous appuyant sur la mémoire de ce que nous avons appris, de ce que nous avons ressenti, de ce que nous avons expérimenté. Et par conséquent nous ne regardons pas vraiment, nous n’apprenons pas vraiment.
Apprendre sous-entend que l’esprit se renouvelle. Il apprend dans un renouveau constant. Ceci étant compris, nous ne portons plus aucun intérêt à la culture de la mémoire, car il s’agit plutôt d’observer et de voir à chaque instant ce qui se passe dans l’immédiat. Il s’agit, chaque fois, de regarder (soi, l’autre, l’œuvre d’art, le paysage…) comme si c’était la première fois. Regarder, observer « ce qui est » en s’appuyant sur la mémoire signifie que celle-ci dicte ou façonne ou oriente votre observation, laquelle est par conséquent déjà faussée.
Découvrons ce que c’est que d’observer. Le savant peut regarder quelque chose avec un microscope et observer de près. Il y a un objet extérieur et il le regarde sans aucun préjugé, avec cependant une certaine science qui est nécessaire pour regarder. Mais nous, en cet instant, nous proposons de regarder toute la structure (du moi, de l’œuvre), le mouvement de la vie dans son entier, et, dans son entier, toute cette entité qui est « moi-même ». Tout cela doit être vu non pas intellectuellement, ni émotionnellement, ni à partir d’une conclusion préconçue sur le bien et le mal, avec l’arrière-pensée « ceci ne doit pas être », « ceci devrait être ». Donc, avant de commencer à regarder d’une façon pénétrante (soi, l’autre, l’œuvre d’art, le paysage…), il nous faut avoir pris conscience de ce processus d’évaluation, de comparaison, de jugement, d’affirmation qui se poursuit sans cesse en nous et qui est un obstacle à toute observation juste.
Pour VOIR l’être tout entier doit être complètement éveillé.
L’intelligence, c’est cette qualité de lucidité sensible capable de prendre conscience de « ce qui est ». Un esprit endormi, émoussé ou vaniteux, quand il observe quelque chose d’extraordinairement vivant, réduit l’objet de son observation à son propre état.
texte du philosophe Jiddu Krishnamurti de 1969 (amendé par Ivan Sigg 09)
Commentaire d'Eric Meyer :
Au delà même du regard porté sur une oeuvre d'art, je pense en effet que c'est là l'approche du monde et des autres que nous devrions avoir, à savoir un regard neuf et libre à chaque instant. Ce n'est pas toujours facile tant nos prisons sont nombreuses. Alors comme le dit très bien Jiddu Krishnamurti dans le texte que tu proposes ici, il nous faut prendre conscience (essayons en tous cas) de tout cela afin de voir (et de vivre) totalement. Merci de me (nous) le rappeler!!
Commentaire d'Ariel Martin :
Un texte très intéressant! Mais je pense que c'est très difficile (sinon presque impossible) d'abandonner tout jugement quand on regarde la réalité qui nous entoure, tellement les préjugés se sont installés sur nos cerveaux de plus jeune âge. On a appris à regarder, l'école primaire sert à ça aussi (malgré ce qu'on pourrait penser), et cette éducation conditionne la manière dont on décode les images.
Cependant, j'invite tout le monde à porter un regard critique sur tout ce qu'on voit (spécialement les images que nous donnent les médias!) et même d'être critiques sur nôtre regard. Il s'agit d'un processus continu d'interprétation, fatigant, certes, mais je que j'utilise constamment. Salutations Africaines!
Ivan : Merci Ariel pour ton commentaire.
Oui c'est difficile de voir
cela demande une immobilité de l'esprit
un grand silence intérieur prêt à accueillir ce qui surgit
beaucoup d'énergie
une attention pénétrante
une grande lucidité
mais c'est possible, là, maintenant, tout de suite
c'est même tout à fait possible !
Ariel Martin : Très bien!
Il me vient à l'esprit tout-à-l'heure, la fois où mes parents sont venus en France. Je les ai amenés au musée d'Orsay, là où j'avais fait une visite guidée avec mon école peu de temps avant. Mais la vision de mes parents était tout-à-fait différente de celle de mon professeur. Ils ne connaissaient rien du contexte historique, culturel ou artistique des ouvrages, mais ils arrivaient à voir des choses d'une manière très directe et sans intermediaires: la tragédie familiale de l'Ugolino de Carpeaux, le sens érotique de certains ouvrages (oh combien négligé para l'éducation academiciste), la force des éclairages nocturnes, la déformation étrange infligée aux femmes dans la sculpture post-Rodin...
Notre vision n'est pas exactement la même (la mienne est plus prôche de celle de mon père que de celle de ma mère), mais je pense qu'on à appris beacoup de choses ce jour-là...
Commentaire d'Habib :
Merci Ivan, ton blog est un havre de paix et d'ouverture sur le monde. Je viens de passer une heure à surfer sur les sites d'information, en parcourant ça et là des articles et commentaires sur l'identité nationale, l'islam, l'être Français. Je me sens étranger (encore) à tout cela....je n'ai même plus la nausée habituelle, je lis, je vois, j'observe et j'ai des envies d'ailleurs.
Commentaire de Frédéric Delalot :
Voir les choses pour la première fois, souvent s'apercevoir que nos habitudes et nos pensées nous ont trahi. Ce que l'on prenait pour vrai par admiration de l'ego et qui n'était que passé des illusions. C'est dur, parfois, et cruel de distinguer chaque élément, de ressentir pulsions et schémas trompeurs. Et pourtant, si on ne le fait pas, ici et maintenant, libéré de toute forme préconçue, de tout attachement biaisé - faut-il avoir ce courage sans espoir de retour... -, quand le fera-t-on? Probablement jamais, et on sera passé à côté, à défaut d'au-delà. Est-ce mieux?
Est-on alors davantage qu'une conscience devenue claire pour prétendre circonscrire l'indicible au moyen de l'illusoire?