Edward Hopper (1882-1967)
« Nighthawks » (les rôdeurs nocturnes ?) 1942
Je vois une peinture à dominante verte et bleue, quelques a plats ocre et une tache rouge à la base d’un grand éclair jaune. Construction horizontale en trois bandes et construction verticale en trois partie également. Une ambiance nocturne. Une lumière de doute, d’absence, de temps suspendu, de tension sous-jacente, de temps de crise ou de guerre ? Au croisement de deux rues, le bar new-yorkais Phillies, entièrement vitré (où va régulièrement Hooper ?). Les rues et les magasins sont déserts. Un triangle de lumière nous indique une caisse enregistreuse qui trône dans une vitrine totalement vide (allusion à l’économie américaine ?). Quatre personnages à l’intérieur du bar dont un presque au centre physique du tableau (important donc ?). Les quatre personnages tiennent dans un rectangle qui fait 1/20 ème de la surface. Très peu de détails sauf les objets mis en lumière sur le comptoir (importants donc ?). Deux percolateurs jumeaux très présents (Serge Tisseron irait vérifier s'il y a une histoire de gémellité dans la famille d'Hopper?). Sept tabourets dont le 2ème est occupé ( 7 pêchés capitaux, l'orgueil donc ? 7 jours de la semaine, le mardi donc ?) La technique de peinture est simple, propre, efficace, classique, sans créativité particulière dans la touche ni dans les formes. On n'est pas loin du réalisme froid de l'illustration publicitaire. Étonnant : je vois une parenté avec Vallotton ! Toute l’originalité du tableau tient dans la mise en scène, l'éclairage et dans le croisement des regards.
Est-ce un un décor de studio de cinéma ? La caméra (l’œil du peintre ou du spectateur ?) film l’extérieur et l’intérieur. Cet œil-caméra s’apprette à effectuer un zoom avant, vers le couple qui nous fait face. La femme à la robe rouge brillante (Est-ce Jo la femme peintre de Hopper ? ) tient un dollar plié au bout de ses doigts et regarde le barman habillé en blanc.
Non, elle ne regarde pas ses ongles, ni un tube de rouge à lèvres comme nombreux critiques d’art ont pu l’écrire, ni un sandwhich comme l'a écrit Madame Hopper dans le livre de comptes du couple.
Cette femme maquillée, à la chevelure flamboyante, est-elle une femme facile ou une prostituée ? La main gauche de la femme est peut-être en contact (visuellement, sur la toile, elle l’est) avec la main droite de l’homme qui tient une cigarette presque terminée (symbole d’une liaison amoureuse qui se consume ?). Est-ce un gangster ou un maquereau ? Cet homme porte un costume bleu foncé de bonne coupe, un chapeau luxueux, une chemise repassée et une cravate. Il a un regard dur et une attitude dominante en direction du barman qui lui, a une position soumise, l’oreille rouge de désir et un regard anxieux. La femme à robe rouge et aux lèvres fraichement repeintes de rouge à lèvre est désirable. Les deux hommes se jaugent-ils ? Se jugent-ils ?
Quasiment au centre physique du tableau (pile au croisement des deux diagonales sur le dessin qu'en à fait Hopper après coup dans son livre de comptes) et à la gauche de ce trio, un homme habillé à peu de frais – mauvais chapeau et costume gris informe dont la poche vide baille (symbole de pauvreté ? Symbole sexuel ?) – boit un verre en nous tournant le dos. Est-il là en lieu et place du spectateur ou du peintre qui observe la scène ?
Toute la scène est symbolisée par un « petit théâtre d’objets » (ou pièces d’un jeu d’échecs amoureux ?) que personne ne remarque, placé par le peintre juste sous la femme et entre les deux hommes qui s'observent. Au premier plan sur le comptoir : un verre vide à l’écart, qui symbolise l’homme seul et pauvre ; à droite deux objets phalliques, une salière (pleine) blanche et une poivrière (pleine) foncée qui représentent le barman et l’homme au costume foncé ; enfin, au centre, un distributeur métallique de serviettes en papier, bien plus imposant que les trois autres objets qui lui « tournent autour », qui affiche une fente verticale et symbolise la femme forte à la sexualité épanouie. Les autres objets du comptoir sont mis en scène de façon réaliste et non symbolique, pour diluer la métaphore sexuelle (est-elle consciente ou inconsciente de la part du peintre ? Au regard de tous les tableaux du peintre, je penche pour la version consciente).
Trois questions :
1) L’argent brandit par la femme va-t-il servir à payer les consommations du couple ?
2) La femme par ce geste dit-elle aux hommes « j’offre mon corps au plus offrant des deux » (le pauvre étant exclu) ?
3) La prostituée, renversant les rôles, s’émancipent un instant et dit « d’habitude ce sont les hommes qui payent mais aujourd’hui c’est ma tournée» ?(Et le garçon apeuré semble demander au maquereau « est-ce que je dois accepter ? »)
Dans la peinture d'histoire classique il y a presque toujours un personnage du tableau qui nous regarde pour nous prendre à témoins et nous faire entre dans la scène. Là, c’est un personnage de dos qui nous y invite (est-ce le peintre lui-même ou le spectateur/américain pauvre et vouté par le poids de l'entrée en guerre ? Ou bien vouté par ce que sa maitresse-femme lui impose : ne jamais représenter qu'elle dans ses tableaux ?)
La puissance du cinéma c’est de rendre le spectateur passe-muraille et de lui donner le pouvoir de tout traverser, c’est peut être ce que tente ici Hopper en nous disant soit sa fascination pour le cinéma, soit en nous démontrant que la peinture fait mieux et que c’est elle qui inspire le cinéma. Je penche donc pour un zoom avant (pénétrant à la fois les pensées de l’homme de dos et de la belle femme de face) et non pour un travelling. Il y a assurément du désir à l’oeuvre ici et, sans doute, une vision (consciente ou inconsciente) des USA de 1942. L’homme de dos serait-il Monsieur Américain moyen et la femme Mme Amérique, vus par Hopper ?
Oui c'est bien de loin la toile la plus riche d'Edward Hopper car c'est un théâtre complexe qui nous est offert ici et non la simple projection d'un vide intérieur créé par un désir innassouvi (récurrent dans ses autres toiles).
Petit bonheur : un jour dans le bus, j’avais la reproduction de l'oeuvre avec moi et J’ai demandé à un papy imprimeur de 75 ans ce qu’il voyait dans « les rôdeurs nocturnes » :« J’te dis qu’c'est un flic, qu’a un flingue dans sa poche (regarde du con, elle baille !) et qui surveille la pute qui cause un brin au bar, avec son mac. Vu l’calot du loufiat c’est pas à Pantruche qu’ça s’passe… J’dirais au pifomètre qu’c'est des amerloques, qu’est-ce t’en dis ? Et vu l’ambiance, avec tous ces tabourets vides et les vieux percos, j’pencherais pour l’époque de la prohibition ! Maintenant m’fais plus chier, j’vais t’raconter l’histoire de Robert qu’aurais pu être le mec à ma cousine s’y s’était pas calcé chez les Espingouins puis chez les rosbeefs pendant la guerre (…) »