Sommes-nous des chèvres ?
Dans une clairière au cœur de la forêt, un poteau, une corde et, au bout de cette corde, solidement attachée, une chèvre terrifiée par l’immensité de la forêt et par l’arrivée inévitable du loup.
Cette chèvre c’est moi
Le poteau c’est le centre à partir duquel je pense et j’agis ; c’est mon conditionnement (mon éducation, mon parcours de vie, ma culture, mon savoir, ma mémoire, mes préjugés…). Ce n’est pas « mon étant au présent » (neuf à chaque instant). Ce poteau c’est mon moi qui régit et dicte mon comportement.
La corde, c’est ce que je crois être mon degré de liberté. Sa longueur définit les limites de ma conscience et de mon savoir (ma conscience est limitée à son propre contenu. Mon savoir est toujours limité)
Le loup c’est l’autre, (l’œuvre d’art ?), mes peurs.
La forêt c’est le monde, la vie.
De quoi ai-je peur ? Du loup et de la forêt ? Impossible puisque je ne les ai jamais vus. Je ne peux pas avoir peur de ce que je ne connais pas, de ce qui n’est pas advenu, de l’inconnu ! Non, j’ai peur parce que je suis attaché au passé, au connu (au poteau). En fait, j’ai peur de perdre le connu qui me rassure. Ce poteau (et sa corde) est la seule chose solide (donnée, connue) sur laquelle je peux compter (il est durable, fixe, il sera toujours là). « Je voudrais » m’en détacher, mais inconsciemment je m’y accroche car il est mon centre ; sans sa solidité j’ai le sentiment d’être très fragile, de n’être rien en fait. Cette corde définit un périmètre et une aire de déplacement que je connais bien quand la forêt, par contre, est un vide immense (ou un gouffre obscur) dont je ne connais pas les limites.
Allonger la corde petit à petit pour « avoir plus de liberté » ? Illusion ! (Illusion du DEVENIR : « je suis ceci et je veux devenir cela » or je ne suis que ce que je suis) Je courrai un peu plus loin mais le loup me mangera quand même.
Ronger le poteau ou la corde ? Combien de temps cela va me prendre ? La corde (est très solide) et le poteau (bois dur enfoncé très profondément) vont résister ! Je vais dépenser une énergie énorme (non créative ; je n’apprendrai rien de cet acharnement), je vais m’épuiser (non respect des limites de mon corps), sans forcément obtenir de résultat. L’effort est conflit, il ne fait que blinder les parois de ma conscience. Enfin, mes peurs ne vont faire que grandir. Pourquoi vont elles grandir ? Parce que dans mon dos, c’est à dire dans mon cerveau de chèvre (concentré sur une tache répétitive, non attentif au mouvement du monde, ne fabricant plus de nouvelles liaisons neuronales), mes images intérieures de forêt et de loup (issues de ma mémoire) vont grandir avec mon stress.
Remplacer le poteau ou la corde ? Les révolutionner ? Les transformer ? les réformer ? (c’est juste modifier la continuité). Les détruire ? faire table rase ? (c’est détruire la clairière et moi avec). les ignorer ? (c’est fuir ou m’aveugler)… ce ne sont que déplacement du problème, création de nouvelles résistances ou d’autres problèmes.
Une seule chose à faire : VOIR et COMPRENDRE, ici et maintenant, le poteau de mon conditionnement et la corde de mes attachements. Si je suis totalement attentif, sans a priori, sans volonté et sans attente, alors je les vois vraiment et ils se dissolvent.
Comprendre ma situation de chèvre, c’est être une chèvre neuve ; ce n’est pas modifier ma situation, c’est mourir à cette situation (mourir à mon moi, à mon attachement et à ma peur) pour aussitôt renaître neuve.
Ma liberté ne se mesure pas à la longueur de la corde, ni au degré de solidité du poteau.
La liberté ne se mesure pas ! (comme l'humilité, la beauté, le bonheur ou la vérité)
La liberté n’est pas une fin (« un jour j’arriverai à me détacher et je serai libre ») mais un moyen préalable à toute action.
La liberté c'est VOIR MAINTENANT le poteau, la corde et la forêt.
En m’affranchissant ici et maintenant de toute autorité intérieure et extérieure, en m’affranchissant là maintenant de mes peurs, en m’autorisant la liberté maintenant, il n’y a plus aucun poteau et aucune corde qui vaillent (ma liberté psychique décrétée m’affranchit de tous les carcans physiques). En m’affranchissant de ce centre qui n’est pas « mon étant vivant » et me sclérose, je peux alors évoluer dans toutes les directions, penser dans toutes les directions. Alors il n’y a pas la clairière avec une chèvre appât d’une part et la forêt pleine de peur d’autre part ; il n’y a pas une chèvre qui observe et une forêt (pleine de peur) observée. Il n’y a plus ni temps ni distance entre la chèvre et la forêt. La chèvre et la forêt ne font plus qu’un. La chèvre est la forêt, et la forêt est la chèvre. L’immensité de la forêt (l’infinité du présent, de l’art, du tableau) n’est plus terrifiante car je suis la forêt, je suis l’œuvre, je suis l’autre, je suis le loup, je suis le monde et le monde est moi. Alors il n’y a qu’un seul état d’être, toujours neuf, ouvert à tous les possibles.
VOIR c’est n’avoir plus de centre, plus de but, d’idéal, de préjugés, de peur. VOIR c’est comprendre au présent, dans l’instant. La compréhension est un feu qui ne fait pas de fumée et ne laisse aucune cendre (aucune trace dans le psychisme, aucune blessure, aucun refoulement).
Il n’y a alors plus de choix et je saisis parfaitement en tant que chèvre ce que je dois faire (ce n’est pas une ré-action mais une action), quel chemin prendre, pour éviter le loup ou aller vers lui (le combattre sans peur et le maitriser si il faut), trouver ma nourriture, trouver mon chemin, trouver un abris (les essentiels) et surtout comment ne plus m’attacher ou me faire attacher.
Mais pour cela je dois être totalement attentif (ni attente, ni jugement, ni rejet, ni identification, ni combat), au poteau, à la corde, à la forêt, au loup, aux arbres, au ciel, à la terre … car ils sont mon équation de vie à n inconnues.
Etre totalement attentif ce n’est rien d’autre qu’AIMER.
Comment être une chèvre totalement attentive ? En commençant par me comprendre dans le miroir de la relation à l’autre ; en partageant en toute humilité ce que je vois (à l’intérieur et à l’extérieur) avec toutes les autres chèvres qui comme moi sont attachées à leur poteau rassurant.
Si j’en rencontre une qui n’a ni poteau ni corde ? Le rayonnement de son détachement (si je le perçois) aura l’effet d’une explosion destructrice qui me permettra à mon tour de renaitre neuf à moi-même.
Signé la chèvre de monsieur Sigg, Hein ?
29 V 2010
un commentaire vient d'être posté par eMmA :
Merci pour ces réflexions salutaires. Je me rends compte que cela fait longtemps que je ne suis pas venue poser mon regard chez UJUO.
Faute de temps ? Ou peut-être peur de me "planter" (devant le poteau de mon peu de connaissances...) C'est bien, Ivan, de nous secouer et de titiller la corde qui nous bride.
eMmA
un commentaire vient d'être posté par kasimir :
C'est absolument excellent, de la première jusqu'à la dernière ligne !
Bravo, merci
je suis venu là sur un mot de eMmA, et je suis enchanté
un commentaire vient d'être posté par Paul Pujol :
Je viens d'aller faire un tour sur votre blog et de lire votre article.
Intéressant, cependant tout à la fin de cette quête de sens, au-delà de la réalité du poteau et de la corde, il se pose au final la question de la réalité de la chévre elle-même, à savoir le
"moi" existe-t-il vraiment, ou est-ce une pure création de la pensées?
Quelle est la vrai nature de l'esprit? Je laisse le silence en réponse.....