CDL est une association de lecteurs bénévoles qui lit des textes - fiction, poésie, dramaturgie - refusés par les maisons d'édition ou ayant besoin d'une relance, et qui propose un retour critique aux auteurs. www.comite-de-lecture.com)
Delphine et Ivan du comité de lecture CDL rencontrent Julien, poète de 29 ans, pour lui parler de son manuscrit « Viol d’azur » qu’ils ont lu et décortiqué.
Julien : heu… vous m’aviez dit que vous auriez des papiers à la main, mais tout le monde à des papiers à la main au « Rostand ».
Delphine : Des papiers certes, mais pas de pipe, hi hi hi. (Elle croise ses genoux très haut et sa robe rose est aspirée jusqu’à mi-cuisse) Jusque là nous recevions des romans. Vous êtes notre premier recueil de poésie et nous vous remercions pour votre confiance. Vas-y, dis lui, toi qui est poète, ce qu’on en a pensé.
Ivan : Bon. Nous avons apprécié votre savoir faire aussi bien dans les poèmes phonétiques du début (tout en allitérations, enjambements forcés et autres transformations de substantifs en verbes) que dans la veine classique du centre ou le souffle moyen-âgeux de la deuxième partie tout en alexandrins. Nous-nous sommes bien sûr demandé, pourquoi vous vous délectiez dans ce parlé formel plein de dragons, de sorciers et de princesses ?
Delphine : Il y a un décalage entre le recueil et son titre « Viol d’azur » car vous affichez un retour au passé, à Orlando Furioso de l’Arioste par exemple.
Ivan : vous avez joué à donjon et dragon, jeune ? Ou peut-être jouez vous à des jeux d’héroïc-fantasy en ligne aujourd’hui?
Julien : heu, oui j’ai joué à ça jeune, mais vous savez, je trouve surtout que notre monde est très confus et je préfère parler de la beauté du Moyen-Âge avec ses règles de conduite, ses représentations et ses archétypes, plutôt que des voitures et des MP3. Cependant il n’y a pas que le Moyen-Âge dans mes textes…
Delphine : Non, c’est vrai. J'ai aimé les premiers poèmes dans leur modernité. On vous capte, on vous y voit. puis il y a aussi un classicisme lié au romantisme. Vous lisez quoi ?
Julien : Victor Hugo.
Delphine : Ah, je comprends mieux. Plutôt « Les travailleurs de la mer » que « L’homme qui rit »... Et Mallarmé et Baudelaire ?
Julien : Oui, j’ai lu.
Delphine : Et vous faites quoi dans la vie ?
Julien : Je suis comédien.
Delphine : D’accord! Je comprends maintenant la présence de l’alexandrin. Et L'alexandrin cache Julien. Comme s'il constituait une armure derrière laquelle vous vous sentez à l'abri.
Julien : J’adore la versification et plus particulièrement l’alexandrin. J’adore les avoir en bouche. J’ai joué le Misanthrope, les Burgraves…
Avec l’arrivée de l’été, les femmes ont enfilé des pantalons de toiles fines et l’on devine à présent leurs dessous. Étonnament, il y a autant de strings que de culottes. Et plutôt grandes les culottes.
Ivan : Qu’est-ce que c’est la poésie pour vous ?
Julien : Heu, je ne me pose pas de questions comme ça… J’espère juste que le lecteur aura du plaisir.
Delphine : Le caresser dans le sens du poil donc…Oubliez un temps ce lecteur caressable et imaginaire qui vous bride… lâchez-vous.
Ivan : …Adressez-vous à tous les lecteurs, sans exclusive. Si vous nous avez envoyé votre manuscrit c’est que vous voulez dépasser cette étape, n'est-ce pas ? Il vous faut donc résoudre l’inadéquation entre ce titre « Viol d’azur » qui veut dire "défonce le ciel" ou "culbute les nues", une vraie annonce révolutionnaire, et vos textes plutôt passéistes.
Delphine : vous intéressez vous au surréalisme ?
Julien : Heu…
Ivan : jetez un œil du côté de ces expériences d’écriture automatique, des cadavres exquis, des productions inconscientes, des écritures sous substances illicites (sans les prendre). Et puis lisez, si vous ne l'avez déjà fait, « Psychanalyse des contes de fée » de Bettelheim et découvrez qui est votre dragon, votre sorcière et votre princesse…« Pour écrire vrai, tue le père » me disait l’écrivain Jacob Dellacqua, ce qui voulait dire « Pour avoir une écriture libre et créative, libére-toi, de toute autorité intérieure et extérieure ».
Delphine : c’est important de se poser cette question de savoir ce que c’est la poésie pour vous.
Ivan : Est-ce juste une atténuation du désir par son évacuation et sa contrainte dans un carcan formel ou bien est-ce un regard intense et pénétrant sur vous et sur ce qui vous entoure, bref un regard vulnérable qui change le monde ?
Delphine : Oui, quelle est votre nécessité ? On la sent bien dans certain de vos vers. "Les filles du métro" ou encore "dans l'ample de ta voix". Des choses belles comme "dans ton rêve inverse moi" en dise long sur vous et votre sensibilité
Julien commence à piquer du nez dans son café. La rue de Médicis de mes deux est explosifflante et tonitrugissante. La confusion humaine et la beauté forniquent sous nos yeux.
Ivan : Nous-nous permettons de te dire tout cela car il y a une qualité manifeste dans ton travail... car tu es en demande pour continuer à écrire... et enfin car tu as 29 ans. Nous ne te parlerions pas comme ça si tu avais 60 ans. Peut-être pourrais-tu aller au marché de la poésie Place St Sulpice pour découvrir une variété de formes et d’investissement dans l’écriture poétique.
Delphine : On a donc glissé vers le tutoiement. Oui, nous sommes d’accord, il y a une vraie qualité dans ton écriture.
Ivan : Une attitude me semble très importante. J’ai constaté qu’on entre vraiment en poésie (ou en peinture, ou en amour…) quand on comprend qu’il n’y a pas de sujet non poétique. Écouter et regarder vraiment cette rue, c’est non seulement entrer en poésie mais aussi entrer en contact avec soi-même.
Poésie de la rue qui efface nos mots avec ses accélérations de deux roues, ses stridents deux tons de pompiers, ses pots d’échappement à teneurs variées, ses palanquées de touristes s’émerveillant à haute voix, ses mâles mal fringués et ses femelles dénudées. On ne s'entend plus. On écoute.
Delphine : Au moins pour un temps peut-être, « ne pas dire plus que ce que vous voyez » comme tu l’écrivais dans ta fiche de lecture,.
Ivan : ne pas se cacher derrière une forme.
Delphine : il dit ça car il est poète et peintre. Il s’agit de dépasser ce que vous savez faire et, pourquoi pas, revenir à l’alexandrin plus tard, mais un alexandrin qui dirait votre vision du réel.
Ivan : pour l’anecdote, j’ai fait l’essai de contracter votre poème sur la lampe rouillée, en un haïku de trois vers, je crois que ça fonctionne :
Comme les os d’un mort crie
Gémit et s’endort
Delphine : La barre est placée très haut. Ca va ? Vous ne vous sentez pas trop assommé ? Nos commentaires correspondent-ils à ce que vous aviez déjà entendu ?
Julien : C’est la première fois que j’envoyais un recueil. Ca tourne un peu, mais merci pour tout, c’était très riche.