Lorène (25 ans) : j’adore la littérature, mais je ne sais jamais quoi choisir dans la librairie, il y a trop de romans, alors je finis toujours au rayon philo. Cela fait des années que j’avale de la philo. Je ne comprends pas tout, mais je sais que dans une situation donnée quelque chose de ces lectures ressortira pour venir m’éclairer.
Ivan : Est-ce que les idées peuvent éclairer le réel et notre comportement ? Cela vaut vraiment le coup de se poser la question…Qu’est-ce que tu lis en ce moment ?
Lorène : Onfray « traité d’athéisme » et Sponville.
Ivan : Ce traité m’est tombé des mains. Onfray est tellement sérieux. Je n’ai rien lu de Sponville sauf un très bon article sur la démocratie. Connais-tu un peu les philosophies orientales, le bouddhisme tibétain, les sagesses indiennes, le haïku japonais, Gandhi, Jiddu Krishnamurti ?
Lorène : Pas du tout.
Ivan : Les philosophies qui m’accompagnent sont des philosophies de la vie et non des philosophies des idées ; des philosophies de l’observation directe et non de référence à l’histoire des idées. Pour moi c’est une vraie révolution de comprendre que le passé c’est la mémoire (qui est limitée) et le futur une projection que nous fabriquons à partir de cette mémoire. Seul le présent EST. Les idées sont de l’ordre de la mémoire et donc du connu. Si je veux être en contact avec l’inconnu, c’est-à-dire dans le surgissement toujours renouvelé du présent, je ne dois plus regarder le monde à travers le filtre des idées, mais avec mes yeux, sans nommer, sans identifier, sans comparer, en réceptacle vide qui n’aurait aucun préjugé.
Lorène : Je crois qu’on deviendrait fou à vouloir être attentif comme cela en permanence ! Cela demande une grande intelligence pour être ainsi disponible et puis cela demande une énergie énorme, ce serait épuisant !
Ivan : Ne gaspille-t-on pas une énergie énorme à se fabriquer des barrières, des résistances, pour tenir toutes nos peurs à distance ? Ce sont toutes ces divisions que notre psychisme érige malgré nous pour nous protéger, qui fabriquent nos conflits intérieurs et extérieurs, nos guerres et nos cancers. L'intelligence n’est-ce pas justement cette attention totale, ce regard et cette écoute qui ne jugent ni ne comparent?
Lorène : Mais on est chacun le fruit d’une histoire et on a chacun notre pré carré ! Si je ne me référais plus à ce parcours, à mes expériences et à ces envies structurantes, je me sentirais complètement vide, totalement vulnérable, ce serait horrible !
Ivan : C’est une croyance ou une observation; une idée ou un constat ? Pourquoi une telle conclusion ? Pourquoi un tel attachement à ce pré carré et à cette accumulation d'expériences?... Vulnérable, c’est le mot juste. Vulnérable à ce qui EST. Mais pourquoi brandir cette conclusion, cette idée figée, que « ce serait horrible ». N’est-ce pas quand on est vulnérable que l’amour, la beauté ou la vérité peuvent surgir ?
Lorène : Il faut bien se protéger de ce qu’on n’aime pas ? des agressions du réel ?
Ivan : Notre vieux cerveau, tout notre conditionnement, vit chaque événement comme une provocation et nous protège à mort de l’inconnu, ce qui instaure une distance (de la pensée, du temps) avec toutes choses, avec la nature notamment, et nous empêche d’être en contact avec le présent. Si je veux être en contact avec la Laurène qui me parle ici et maintenant, je ne peux pas me référer à l’idée que je m’étais faite de toi hier.
Si je comprends aujourd’hui que je ne suis QUE ce que je suis, réceptif à tout, alors je suis dans l’être et non dans le devenir (qui est un leurre qui masque ma peur).
Lorène : C’est terrible de dire cela. Quelle passivité !
Ivan : Non, je suis attentif mais de façon intègre et intense, comme cet oiseau ou cet arbre devant nous.
Lorène : Moi, je ne suis pas QUE ce que je suis, heureusement. Je suis en devenir. Je suis potentiellement plein d’autres choses. Aujourd’hui j’ai ouvert la fenêtre du « commercial », mais je sais qu’un jour, j’ouvrirai la fenêtre de « la vie à la campagne », la fenêtre de « ma passion pour le cheval » ou celle de « mon désir de peindre ».
Ivan : au lieu de s’accepter globalement tel que l’on est aujourd’hui, dans le mouvement de notre renaissance quotidienne, nous nous disons je suis ceci et plus tard je serai cela. Il y a donc un conflit entre le penseur et le pensé. Et ainsi on tente toute sa vie de faire coller la réalité à ses désirs avec l’idée profondément ancrée que la fin justifie les moyens. Quel écartèlement ! Pourquoi rester attaché dans notre « pré carré » comme la chèvre à son poteau (elle va se faire dévorer par les tigres des illusions, des idéaux, des idéologies, des désirs parce qu’elle est attachée à un poteau - son moi - qui la limite) soyons libres maintenant. C’est la liberté qui est le moyen. La fin n’existe pas, elle n’est qu’une idée. Ne focalisons pas nos espoirs de liberté sur quelques fenêtres à ouvrir. Toute notre vie peut être une fenêtre ouverte sur tous les possibles.
Lorène : Ca ne peut pas marcher seul, il faut que les autres aussi soient ouverts, et puis il y a aussi les contraintes de la vie.
Ivan : Non, ça ne peut pas marcher seul. Cette fenêtre, il est nécessaire de l’ouvrir sur les autres mais aussi sur nous même sans rejeter ni juger ce que l’on est, nos blessures, nos colères, nos désirs… et je ne peux voir et comprendre ces conflits intérieurs que dans ma relation à l’autre. J’observe tous les jours que cette attitude d’écoute et d’observation (intérieure et extérieure) modifie mon rapport aux autres (je les vois, je les découvre) et donc, les modifie.
Lorène : ...c’est intéressant.