Vieil homme : j'espère qu'on ne vous a pas convoqué hier ?
Moi : non, rien à signaler.
Vieil homme : ah parfait ! Car le film était carrément lamentable ! Or j'avais préparé une introduction de bonne qualité que je vais vous restituer sur le champ.
Moi : allez-y, je vous écoute.
Vieil homme : hé bien je constate d'heure en heure que c'est long à venir la mort.
Moi : environ une centaine d'années pour ce qui vous concerne.
Vieil homme : attendez, c'est la fin de mon introduction qui est intéressante. Au fait, comment s'appelle ce jeu du matin qui consiste à dire e à faire tourner un doigt dans un bol puis dans un autre bol ?
Moi : le doigt brûlant ?
Vieil homme : restez sérieux voyons ! Votre humour crée de l'incertitude.
Moi : désolé.
Vieil homme : à part ça, que dessinez-vous dans les assiettes de Potel et Chabot ? Absolument tout ce que vous voulez ?
Moi : oui, j'improvise totalement, en animant les centres de tables avec mes peintures digitales. Je peux par exemple délirer à partir du menu : truffe sur nuage de yaourt, oeuf surprise à casser, effeuillage de pamplemousse...
Vieil homme : vous êtes donc pleinement employé pour votre créativité. Vous devez tout de même avoir un peu le trac ?
Moi : c'est un trac excitant, stimulant, pas du tout pétrifiant.
Vieil homme : le grand traiteur Potel et Chabot est une belle référence en gastronomie, mais cette part d'incertitude dans votre travail, est-elle vraiment nécessaire ? Les gens pensent que l'artiste doit s'estimer heureux du simple fait qu'on lui offre la possibilité de s'exprimer. Moi : oui et lui espère pouvoir le diffuser et le vendre.
Vieil homme : je me demande si c'est vraiment un métier que vous pratiquez ?
Moi : ha ha, disons que je pratique une liberté au quotidien.
Vieil homme : exactement, et la liberté a un prix, un coût humain. Vous êtes dans une niche, et cette niche c'est la liberté. Puisque vous avez chez vous un exemplaire de ma thèse sur les taxis, n'hésitez pas à relire les passages sur le coût humain du travail.
Moi : et nous deux, où en est on ?
Vieil homme : pour ce qui me concerne, je suis dans une phase culinaire intermédiaire et je ne sais plus s'il faut manger ou pas ? Auriez-vous un conseil médical ?
Moi : ...
Vieil homme : Tut tut tut, laissez-moi développer. Si j'avalais cette canne par exemple, que ferais-je de la courbure de cette poignée ?
Moi : ha ha ha ha ha
Vieil homme : riez, mais la planète tourne mal et je ne me sens pas en verve.
Moi : développez.
Vieil homme : c'est à cause de mon estomac chafouin.
Moi : je vous trouve au contraire très prolixe. Je dirais même qu'en prenant de l'âge vous devenez une sorte d'écrivain oral. Vous créez en permanence des personnages et des histoires un peu étranges qui s'appuient sur la réalité.
Vieil homme : il parait que lorsque je prends la parole pour défendre un thème au Château des rentiers, c'est assez élégant. C'est ce que m'ont dit certains convives observateurs. Le Congrès du cheval, c'est en partie moi qui l'ai inventé. Celui que j'appelle O et que vous appelez Souleyman, est vraisemblablement un croisement entre plusieurs personnages, dont certains investisseurs de haut vol que je ne peux nommer ici.
Moi : hélas il a quitté sa fonction d'aide soignant, mais pour vous ça a été une personne de confiance et vous vous êtes appuyé sur lui physiquement et psychologiquement. Ce fut "un bon cheval" comme on dit.
Vieil homme : nos maisons étaient voisines et l'on se voyaient régulièrement.
Moi : vous voyez ! En fait vous le croisiez très régulièrement dans le couloir, il vous faisait votre toilette, et votre cerveau a traduit cela comme une mitoyenneté.
Vieil homme : toujours est-il que j'ai eu une difficulté de rédaction pour prendre mon billet de train
Moi : vous n'en prenez plus depuis 20 ans !
Vieil homme : peu importe la date. Avez-vous remarqué l'agilité de ma main gauche depuis que la droite est handicapée par cette maudite coiffe des rotateurs foutue en l'air par une putain de chute sur le trottoir ? si je puis m'exprimer ainsi.
Moi : l'agilité de votre main gauche et de votre langue, ha, ha, ha