Vieil homme : mon psychisme débloque et je me félicite de vous avoir pour le bloquer.
Moi : touché !
Vieil homme : Figurez-vous qu'hier soir je suis allé à la gare allemande qui nous sert de bureau de poste, mais elle était vide, ma femme n'y était pas... Je me suis habitué à l'idée de ma propre mort. Elle pourrait arriver ce soir, mais je n'ai pas d'effroi.
Moi : dites, je suis là pour vous fêter votre anniversaire.
Vieil homme : Ah ! J'ai justement préparé un petit discours. (grandiloquent) "Instruit par sa longévité, le Docteur H. propose, le jour de ses 94 ans, que l'on récompense tous les enseignants dont les élèves réussissent, y compris les moniteurs d'auto-école dont les élèves n'ont pas d'accident. Qu'en pensez-vous ?
Moi : très belle idée, cela devrait faire l'objet d'un décret. Dès que je suis ministre de la culture je le fais passer. Attention, votre nez coule, vous devriez vous essuyer.
Vieil homme : On ne peut pas échapper au nez de son père. Je n'y ai pas échappé, ma fille et ma petite fille n'ont pas échappé à cette proéminente Bourbonnerie.
Moi : nous voici arrivés !
Vieil homme : quelle bonne idée de prendre le thé dans un grand hôtel différent à chacun de mes anniversaires. Ce Sangria me plait plus que le Briscotte.
Moi (mort de rire) : Shangri-La et Bristol, pas Sangria et biscotte.
Vieil homme : c'est que vous articulez mal les noms d'hôtel. Mais y aura-t-il 6 grands hôtels pour aller jusqu'à mes 100 ans ?
Moi : ne vous en faites pas, on les trouvera.
Vieil homme : savez-vous que, matin, midi et soir, je suis de garde dans cette rotonde qui sert de gymnase, de théâtre et de salle à manger. Nous sommes ici sous la direction du Dey d'Alger (gouverneur sultan ottoman de 1671 à 1830). L'organisme auquel j'appartiens fait le lien entre le gouvernement français et le gouvernement algérien. Tous les gens présents à ces réunions s'intéressent aux prothèses, de façon pointue et politique. On s'y fait un nom, mais ce n'est pas mon genre. Le soir on y mange une soupe traditionnelle sans intérêt et au lit.
Moi : qui participe à ces rassemblements ?
Vieil homme : j'apprécie votre curiosité et je reconnais bien là le chauffeur de taxi que vous auriez pu être. Voici le schéma des soirées : il est difficile de se représenter la chose de l'extérieur. Il y a là une tripotée de petits vieux en fauteuils roulants...
Moi : qui ont tous dix à 20 ans de moins que vous !
Vieil homme : allons, ne me dites pas que vous y croyez !? Il y a une majorité de femmes, beaucoup de prothèses, peu d'intellectuels. Des milieux sociaux très simples. Quelques grands serveurs noirs élancés et un bataillon de serveuses aux cuisses généreuses.
Moi : un beau mélange...
Vieil homme : hélas je ne peux pas vraiment en profiter car je suis toujours malade.
Moi : vos médecins disent le contraire.
Vieil homme : ah bon ? Comme mon père donc, qui toute sa vie a cherché la maladie qu'il n'avait pas.
Moi : c'est cela, à moins que le grand âge soit une maladie...?