Visite 5 à l'hôpital
Vieil homme : Discutons de manière générale, si vous le voulez bien. Donc vous êtes charnellement de notre famille et, par hasard, vous avez trouvé un rythme de travail et de vie qui ne sont pas les nôtres. Nous avons des origines génétiques très différentes, mais voilà que nous nous retrouvons proches par les hasard de la vie. Vous êtes à l'intérieur du carcan de votre vie et vous croyez que c'est La Vie. Ma femme et moi avons des horaires de vie, nous sommes incrustés dans ces horaires et nous croyons que c'est La Vie. Mais je parle à qui ?
Moi : à Ivan
Vieil homme : je connais le refrain. C'est là que vous allez me dire que nous nous connaissons depuis trente ans ?
Moi : exactement ha ha.
Vieil homme : qu'est-ce que je disais ! Et il rit de son beau sourire. Je vais mieux choisir mes mots. J'apprends avec grande satisfaction que vous souhaitez que nous retrouvions nos vies et horaires habituels. Vous affirmez qu'il n'y a aucun freinage pour nous empêcher de retrouver ce qu'il y a de meilleur ?
Moi : non, c'est tout à fait ça.
Vieil homme : cette aventure donne à réfléchir. En somme on est d'accord. C'est admirable et je vous félicite grandement. Vous savez, j'ai une très belle famille avec six petits enfants qui ont tous des résultats remarquables. Soyons en fier. Quand j'avais mes idées suicidaires qui m'emmenaient chez le droguiste pour acheter de la corde, on m'a dit "Vous n'allez pas vous suicider avec les parents que vous avez eu et avec votre milieu social". J'ai ajouté "surtout avec les six petits enfants que j'ai eu".
Moi : Vous avez toujours eu de l'intérêt pour votre famille.
Vieil homme : Mon père ne s'intéressait pas à la famille, il ne souhaitait pas la fréquenter. Je deviens un vieux poussif qui déraille quelque fois. Cependant je trouve que je m'exprime bien et que mon français est toujours aussi soutenu. Ce qui me permet d'en venir à l'affaire pour laquelle je vous ai convoqué. L'homme à la mâchoire de requin...
Moi : ...?
Vieil homme : cela m'est arrivé plusieurs fois récemment alors que je marchais dans notre quartier (il ne sort plus depuis six mois sans accompagnatrice). À deux pas de notre supermarché, un homme d'origine orientale m'a attiré au fond d'une petite ruelle. Là, il m'a attrapé le cou à deux mains pour m'étrangler, j'ai vu ma mort venir, puis ses mâchoires se sont écartées de façon disproportionnée pour avaler ma tête, comme celles d'un requin. Avant de me dévorer, il m'a demandé un chèque de 10000€ que j'ai étė obligé de lui donner. Apercevant deux grands policiers au pied d'un candélabre, en bas de la ruelle, j'ai couru vers eux et leur ai raconté mon aventure. Ils m'ont dit "vous avez bien fait" puis, l'instant d'après ont ajouté " il a bien fait, c'est comme ça qu'on doit voler l'argent à des gens comme vous". Je suis encore sous le choc.
Moi : n'allez pas plus loin dans votre récit, c'est un rêve éveillé, ce n'est pas la réalité.
Vieil homme : que voulez vous dire ?
Moi : cela ne vous est pas arrivé vraiment. Notre cerveau est là pour nous protéger et donc nous rassurer. Le vôtre prend en compte des éléments récents qu'il n'arrive plus à interpréter et il les mêle à de vieux souvenir, produisant une fiction assez réaliste vous permettant de rationaliser vos peurs.
Vieil homme : des rêves éveillés...? Comme c'est intéressant. Pouvez-vous développer un peu cette théorie ?
Moi : cette fiction semble être une métaphore, il me semble, de ce que vous ressentez de façon toujours aussi vive, par rapport à ce qui vous est arrivé en 1962. Vous estimez que l'Algérie (l'homme oriental) vous a pris tout ce que vous aviez (le chèque). À cette époque vous avez côtoyé la mort avec les attentats (FLN et OAS) et ce fut votre mort professionnelle (dévorer la tête). Le coup dans le dos de l'état français personnifié par De Gaulle (les deux policiers) c'est qu'il ne vous a pas aidé pour revenir et reconstruire une activité.
Vieil homme : c'est formidable, puissant, étonnant... Vous me laissez pantois.
Le vieil homme qui voyait des requins (5)
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