Le gars saute d'un bond dans la rame de métro alors que les portes ont déjà commencé à se refermer. La quarantaine agile et musclée, le sourcil noir, picots de trois jours sur des joues bien nourries, sweet bleu décontracté, jean délavé et Timberland en mode délassage ostentatoire. "Vous avez vu ça !?" s'écrie-t-il, "pas mal le saut, non ? Un bon timing ? J'ai assuré, hein ?". Je souris franchement : je suis comme ça, un type content de lui et qui l'exprime de façon rieuse, ça me fait sourire. Et puis je replonge le nez dans mon bouquin. "Le problème Spinoza" est vraiment prenant, comme tous les livres d'Irving Yalom, le pape de la thérapie de groupe. Dans ce roman qui suit "Et Nietzsche a pleuré", il fait des allers-retours entre l'année 1656 ou le génial Bento Spinoza se fait excommunier à vie par le rabbin d'Amsterdam (pour avoir dit que la Bible et la Thora ont été écrites par les hommes, que les miracles sont des inventions d'hommes superstitieux et ignorants, que le peuple juif n'est pas plus un peuple élu qu'un autre, et que Dieu et Nature ne font qu'un), et l'année 1920 ou Alfred Rosenberg, antisémite maladif fasciné par Chamberlin, Goethe et Spinoza, convaincu que les aryens sont la race élue, devient le théoricien du Parti Nazi.
Aucune autre réaction que la mienne dans le wagon. "OK, ça va, j'ai compris, ça n'intéresse personne, voilà, voilà, on accomplit un exploit et les gens restent fermés comme des huitres". Je remarque du coin de l'oeil que le gars est un peu agité, qu'il change de place souvent, tourne sa tête en tous sens pour capter un regard bienveillant ou une bonne oreille. Quelques grimaces à une petite gamine et la voilà conquise. Aussitôt il s'adresse à la jeune femme assise en face de lui " C'est chouette les gamins, hein, c'est innocent, ça ne juge pas". Comme la jeune femme acquiesce, il se sent encouragé et " parce que vous voyez, plus personne ne se parle, plus personne ne se regarde, il n'y a pas d'échange, tout le monde se juge." Il se tourne alors vers la mamie qui se tient debout à côté de lui "hein madame, vous êtes d'accord avec moi, c'est pas parce que je suis un peu bourré et joyeux que l'on ne peut pas se parler ? le monde serait tellement plus beau et agréable si les gens ne se jugeaient pas. Moi j'aime tout le monde ! Vous voyez, par exemple, ce connard qui a le nez dans son bouquin, avec sa chemise à fleur de merde, son pantalon imprimé et ses pompes de clown, moi ça m'énerve, y s'prend pour qui ? On peut rien tirer d'un mec comme ça ! hein mec ? ". Je ne lève pas la tête de mon Spinoza qui parle si bien de la raison et du jugement, car vous l'avez compris, le connard dont il parle, c'est moi. Je descends et j'entends derrière moi "Il a d'la chance, je descends à la prochaine".
Violence ordinaire. Rentrer pour l'écrire.